Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
sujet qui me
plaise ; j’en détourne les yeux avec tristesse, et s’il
m’arrive d’en parler encore par la suite, ce sera malgré moi.
Chauvel avait vu ces choses froidement ;
il se penchait, ses lèvres se tiraient ; il regardait presque
toujours à terre, comme dans un mauvais rêve. Quelquefois il
criait :
– Ah ! quel malheur de vivre trop
longtemps !… Si j’avais pu mourir à Landau, quand le canon
tonnait et que l’on chantait : « Allons, enfants de la
patrie ! »
Il se plaisait aussi dans ces derniers temps à
porter les enfants ; nous en avions alors trois, Jean-Pierre,
Annette et Michel. C’était sa joie d’interroger Jean-Pierre sur les
droits de l’homme.
– Qu’est-ce que l’homme,
Jean-Pierre ?
– Un être libre et raisonnable fait pour
la vertu.
– C’est cela ; viens que je
t’embrasse.
Il se penchait et puis reprenait sa marche
rêveuse.
Ma femme souffrait de voir son père malade. La
plus grande souffrance humaine c’est de se demander :
« Est-ce que Dieu
existe ? »
Eh bien, nous pensions à cela. Pendant quinze
ans tous les honnêtes gens ont pu se demander : « Est-ce
que Dieu existe ? » d’autant plus que le clergé, le pape,
tous ceux qu’on disait établis depuis le Christ, pour garder et
défendre la justice contre la barbarie, venaient s’agenouiller
devant Bonaparte. Il avait rétabli leur culte : ils se
prosternaient devant César !
Ainsi les peuples ont vu de mon temps ce que
c’était qu’un César, et ce que c’était qu’une religion représentée
par des prêtres qui ne songent qu’aux biens de la terre, et leur
sacrifient sans pudeur jusqu’aux apparences de la foi.
Mais l’Être suprême est toujours là. Comme le
soleil nous éclaire toujours, l’Être suprême regarde toujours ses
enfants ; il leur sourit en disant :
« N’ayez pas peur… Que ces choses ne vous
effrayent pas… Je suis l’Éternel ; la liberté, l’égalité, la
fraternité sont ma loi, et même quand vos os seront tombés en
poussière, mon souffle vous rendra la vie. Ne craignez donc rien,
ceux qui vous font peur expieront bientôt leurs crimes ; je
les vois, je les juge, et c’est fini de leur
toute-puissance. »
Tout le monde désirait la paix, les
Autrichiens peut-être encore plus que nous, car nos avant-postes
s’étendaient jusqu’à Lintz, et rien ne pouvait plus empêcher Moreau
de marcher sur Vienne, c’est là qu’il aurait dicté la paix aux
ennemis, mais l’entrée de Moreau à Vienne, aurait effacé la gloire
de Marengo : le premier consul signa les préliminaires le 28
juillet. Il s’était trop dépêché ; l’empereur François II
avait un traité secret de subsides avec l’Angleterre, et, malgré le
danger de sa position, il ne voulut pas ratifier les préliminaires
et désavoua même son agent à Paris, comme ayant dépassé ses
pouvoirs.
Nos généraux reçurent aussitôt l’ordre de
dénoncer l’armistice et la guerre allait recommencer, quand les
Autrichiens demandèrent une prolongation de quarante-cinq jours, ce
qui leur fut accordé, moyennant la cession d’Ingolstadt, d’Ulm et
de Philipsbourg. En même temps la France et l’Autriche envoyèrent à
Lunéville leurs plénipotentiaires, Cobentzel et Joseph Bonaparte,
pour tâcher de s’entendre et d’arrêter le traité définitif.
Quelques Anglais s’y trouvaient aussi, mais seulement pour
écouter.
Cela fit rouler le commerce dans nos environs,
car cette espèce de gens vivent bien ; ils ont bonne table,
chevaux, valets, et ne se refusent rien dans aucun genre de
contentement et de satisfaction.
Ce congrès traîna pendant tout le mois de
septembre, celui d’octobre et la meilleure partie de novembre. On
ne savait ce qui s’y passait. C’est là qu’on envoyait les plus
belles truites de nos rivières, le gibier, le meilleur vin
d’Alsace, jusqu’au moment où les Autrichiens eurent refait leurs
armées. Alors les Anglais s’en allèrent ; Cobentzel, Joseph
Bonaparte et leurs gens restèrent seuls, et l’on apprit que nous
étions encore une fois en campagne : Macdonald dans les
Grisons, Brune en Italie, Augereau sur le Mein, Moreau en
Bavière.
Il faisait un froid extraordinaire, un temps
de neige qui me rappelait la Vendée et notre marche de Savenay en
93. C’était en novembre ; quinze jours après, l’archiduc Jean
et Moreau se rencontraient à Hohenlinden, aux sources de l’Isaar,
dans les Alpes tyroliennes,
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