Hitler m'a dit
d’incontestables qualités. Il était liant, sympathique, serviable à ses camarades, avec des dons remarquables d’organisateur et d’animateur. Mais c’était avant tout un type de lansquenet, de condottiere. Sa vraie place eût été dans quelque troupe coloniale, le plus loin possible de l’Europe. Dans ses récriminations contre la Reichswehr, il se montrait injuste, plein de rancœur. Il souffrait du dédain hautain que lui faisaient sentir les militaires de carrière. Brûlant d’une sorte de fièvre créatrice, convaincu qu’il était appelé à une haute destinée, Roehm me confia ses visions d’avenir en quelques phrases hachées. Nous étions assis dans la grande salle vitrée. Ses cicatrices rutilaient sous l’effet de l’excitation et du vin qu’il buvait à pleins verres.
— « Adolf est ignoble », tempêta-t-il. « Il nous trahit tous. Il ne fréquente plus que les réactionnaires. Il méprise ses anciens camarades. Le voilà qui prend pour confidents ces généraux de la Prusse orientale. » Il était jaloux et mortifié. « Adolf devient un homme du monde ! Il vient de se commander un habit noir… » Il but un verre d’eau et se montra plus calme. « Ce que je veux, Adolf le sait parfaitement. Je le lui ai assez souvent répété. Je ne veux pas un replâtrage de la vieille armée impériale. Faisons-nous ou non une révolution ? » Il fredonna la Marseillaise : « Allons, enfants de la Patrie ! » Pui il reprit : « Si nous faisons une révolution, il faut que sorte de notre élan quelque chose de nouveau, quelque chose comme la levée en masse de la Révolution française. C’est cela que nous ferons, ou bien nous crèverons. Du nouveau, du nouveau, me comprenez-vous ? Une nouvelle discipline. Un nouveau principe d’organisation. Les généraux sont de vieilles badernes. Assez de leur routine, qu’on les mette au rancard !
» Adolf a été à mon école. C’est de moi qu’il tient tout ce qu’il sait des questions militaires. La guerre n’est pas seulement du maniement d’armes. Ce n’est pas en ressuscitant le grenadier prussien que nous forgerons notre armée révolutionnaire. Mais Adolf est et reste un civil, un barbouilleur, un rêveur. Un petit bourgeois qui veut qu’on lui fiche sa paix viennoise. Ce qui lui plaît, c’est de s’assoir et de trôner comme le bon Dieu sur sa montagne de Salzberg ! Et nous, pendant ce temps, nous nous tournons les pouces, alors que les doigts nous démangent.
» Croyez-vous que je me contenterai d’être le berger qui traîne un troupeau de vétérans médaillés ? Non, non. Je suis le Scharnhorst de la nouvelle armée. Est-ce que vous ne le voyez pas ? Ne comprenez-vous pas que ce qui doit venir doit être quelque chose de grand et d’inédit ? La souche même doit être révolutionnaire. Il est impossible de greffer sur du bois mort. L’occasion est unique de construire quelque chose d’inouï, quelque chose qui fera sortir le monde de ses gonds.
» Mais Hitler me promène par le bout du nez. Il préfère ne rien brusquer, ne rien risquer. Il attend un miracle du ciel. Ça, c’est de l’Adolf tout pur. Il veut hériter d’une armée toute prête. Il la fera rafistoler par les « hommes du métier ». Rien qu’en entendant ce mot, je vois rouge. Il dit qu’il veut faire une armée nationale-socialiste et il commence par en charger les généraux prussiens ! Je me demande alors où on trouvera l’esprit révolutionnaire. Les généraux de la Reichswehr ! Ce ne sont pas ces types-là qui gagneront la prochaine guerre. Je les mets tous dans le même sac, eux et Adolf. Ils vont me gâter la pièce maîtresse de notre mécanisme, ruiner l’âme même de notre mouvement ! »
Il poursuivit ses invectives contre les officiers prussiens. Aucun d’eux, dit-il, n’avait même flairé le vent. C’étaient des cadets couvés à l’école, ne connaissant rien que leurs vieux cahiers et leurs vieilles casernes. Lui, au contraire, était un révolutionnaire, un rebelle. Il en aurait pleuré. Le restaurant s’était vidé. Son aide de camp l’emmena.
Par la suite, Roehm ne s’est presque plus jamais trouvé sur mon chemin. Bien qu’il m’eût parlé sous l’influence de l’alcool, ses confidences me révélaient toute la tragédie d’un talent créateur à sa manière, d’un homme qui, tout bien considéré, était honnête, d’un rebelle, comme il disait lui-même, qui la partie perdue,
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