Iacobus
de
l’établissement et leur annonçai que je les quittais pour quelques heures.
— Tu ne restes pas avec nous ?
s’étonna Sara.
— Je ne peux pas, dis-je en caressant sa
joue. Je dois faire quelque chose de très important. Mais je serai de retour
avant que la marée ne remonte. Je te le promets.
— Je veux vous accompagner ! protesta
mon fils.
— Non, ce que je dois faire, je dois le
faire seul. Mais je te confie Sara.
Je tendis à Jonas les rênes de mon cheval et
m’éloignai à pied de la ria, retournant vers les ruelles pavées. Mes pas me
portèrent jusqu’au petit cimetière de l’église Santa Maria comme s’ils
connaissaient le chemin. Combien de fois avais-je entendu dans la bouche de mes
vieux maîtres le récit de leur mort survenue à cet endroit même ? J’étais
certain que le destin me réservait la même expérience. Et j’étais prêt.
Je m’arrêtai devant les dalles empilées contre
les murs de l’église et me divertis en contemplant les dessins gravés dessus
depuis des temps immémoriaux. Selon la tradition, la barque de Noé s’était
arrêtée à Noia après le Déluge universel. C’était une légende, naturellement,
mais elle contenait une vérité secrète bien plus importante. Il est avéré
qu’après un grand désastre qui dévasta la terre un bateau était arrivé jusqu’à
Noia. Mais ce n’était pas Noé qui voyageait sur ce navire, de même que ce
n’était pas saint Jacques qui était enterré à Compostelle.
Je fixai de nouveau mon attention sur les
pierres. Selon toute apparence, il s’agissait des couvercles de sépulcres. Ils
étaient recouverts de symboles, d’images et d’emblèmes mystérieux. Toute
inscription permettant d’identifier le défunt en était absente. Il ne me fut
pas difficile de comprendre les épigraphes, et pourtant cela faisait longtemps
que j’avais étudié cette langue. Je perçus à travers ces mots l’écho lointain
des voix de ceux qui, comme moi, étaient venus jusqu’ici pour abandonner à
jamais une vie antérieure, renonçant à leurs vieilles croyances et loyautés
pour chercher une nouvelle vérité.
— Vous comprenez ce qui est écrit ?
demanda une voix derrière mon dos.
Je ne me retournai pas. J’ignorais qui était cet
homme, mais il m’attendait.
— Vous savez bien que oui, répondis-je d’un
ton serein.
— Ce tas de laudae sepulcralis ne comporte aucune inscription. Choisissez la
vôtre.
— N’importe laquelle conviendra, ne vous
inquiétez pas.
— Vous avez mangé quelque chose,
monsieur ?
— Non.
— Alors, suivez-moi, je vous prie, entrez
avec moi dans l’église.
Il faisait nuit quand je sortis du cimetière.
Une nouvelle dalle était appuyée contre le mur sud de l’église. J’y avais
moi-même gravé dessus mon ascendance, mes douleurs passées et ma solitude,
l’amour que j’avais ressenti pour Isabel de Mendoza, mes voeux hospitaliers, mes
années à Rhodes, tous les éléments qui constituaient la vie du défunt Galcerán
de Born. J’avais une nouvelle identité, un nouveau nom secret que je ne
pourrais jamais révéler et auquel je devrais toujours répondre devant moi.
« Adieu, passé », me dis-je tandis que je m’éloignais de mon propre
sépulcre.
Nous embarquâmes en pleine nuit dans le bateau
de Martino. C’était une solide embarcation de deux mâts, longue, de proie coupante,
et dotée de hauts flancs pour mieux résister aux coups de la mer si agitée et
tourmentée par ces côtes. Le navire quitta Noia par une langue de mer, se
dirigea vers le port de Muros au nord, et suivit les contours d’un paysage
formé d’escarpements et de plages de sable. Les jours suivants, nous pûmes
admirer l’ample baie de Carnota, le légendaire mont Pindo qui passait par
toutes les variations du rose, et les magnifiques cascades d’Ezaro, les eaux du
fleuve se lançant dans la mer du haut d’une falaise à pic.
Après cinq jours de traversée, nous approchions
enfin du Finisterre, la terrible fin de la terre, l’ultime recoin habité par
l’homme avant le grand royaume d’Atlas, ce grand océan à partir duquel il n’y a
plus qu’un vide infini. Selon certains récits historiques, les légions romaines
de Decimo Junio Bruto furent effrayées en voyant le mare
tenebrosum engloutir le sol et le faire disparaître. La dernière
terre enfin que foulaient les morts avant de monter dans la barque d’Hermès
pour être conduits vers l’Hadès...
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