Iacobus
Nous aurions pu arriver bien avant, mais
Martino avait cru bon de jeter l’ancre devant chaque bourgade, hameau ou maison
qui apparaissaient en vue sur la côte. Il prenait une vache dans un village et
la faisait descendre au suivant ; dans un autre, il déchargeait du
fourrage en échange de six ou sept paniers de coquilles Saint-Jacques, coques,
necoras, anatifes et calmars. Ou achetait du tissu qu’il troquait ensuite
contre des céréales. Jonas, qui n’avait vu la mer que très rapidement à Barcelone
où Joanot et Gérard s’étaient embarqués pour Rhodes, se mêla allègrement aux
manoeuvres du bateau et, plein d’énergie et d’enthousiasme, accomplissait de
pénibles tâches qui mettaient à l’épreuve ses muscles et le laissaient épuisé
mais satisfait. Deux jours avant de débarquer, alors que nous venions de dîner
et bavardions tranquillement avec Sara, appuyés au bastingage, il s’approcha et
nous annonça à brûle-pourpoint :
— Je veux être un marin.
— C’est bien ce que je craignais !
m’exclamai-je en me frappant le front sans me retourner.
Sara éclata de rire et Jonas eut l’air vivement
gêné.
— Mais pas maintenant ! cria-t-il
furieux. Quand nous aurons terminé cet étrange voyage !
— Tu me rassures, murmurai-je, retenant mon
rire à grand-peine.
Jamais je ne m’étais senti aussi heureux, riche
et puissant. Jamais je n’avais eu en même temps tout ce que je désirais sur
cette terre. Le nouveau Galcerán était un être fortuné même s’il se trouvait
encore dans l’oeil du cyclone.
— Tu sais quoi ? chuchota Sara quand
Jonas eut disparu, très vexé.
— Quoi ?
— Je suis fatiguée de cet étrange voyage,
comme l’a dit Jonas avec raison. Je veux que nous cherchions un endroit et y
achetions une maison pour y vivre ensemble, toi et moi. Nous avons beaucoup
d’argent ! Il nous reste encore les quatre bourses d’or qu’on nous a
données à Portomarin. Nous pourrions acheter une grange, murmura-t-elle, et
beaucoup d’animaux.
— Arrête de rêver, Sara, dis-je avec
tristesse.
J’aurais aimé la prendre dans mes bras à cet
instant. J’aurais aimé lui faire l’amour à cet instant.
— Nous ne pouvons pas encore nous le
permettre. Dans deux jours, si tout va bien, notre odyssée prendra fin. Mais
nous n’en connaissons pas encore le dénouement. Pour l’instant, j’ignore ce que
nous allons devenir. Je ne peux même pas t’assurer qu’il ne nous faudra pas
fuir de nouveau.
Elle me regarda d’un air blessé.
— Comment vivre s’il faut toujours nous
cacher, fuir, mentir et nous dissimuler au monde ?
Je ne pus lui répondre ; je n’osais pas lui
dire que, si les choses ne prenaient pas la tournure que j’espérais, c’était le
seul futur auquel nous pouvions aspirer. Moi aussi, je rêvais de meilleurs
lendemains. Qui peut désirer une vie de fugitif ?
— Écoute-moi bien, Sara, lui dis-je mettant
mon chagrin de côté pour lui confier certains détails importants, voilà ce que
je veux que vous fassiez, Jonas et toi...
Le jour suivant, de très bonne heure, le bateau
mouilla devant Corcubión à l’entrée de la ria, après avoir passé les îlots de
Lobeira et Carromoeiro, et demeura dans ces eaux froides et transparentes aux
reflets turquoise. Avec sa rade remplie de grands bateaux de pêche, Corcubión
paraissait une localité prospère et riche. On distinguait au loin de grandes
maisons de pierre dont les fenêtres brillaient au soleil.
— Cet
après-midi, nous arriverons à Fin do Mundo, proclama Martino, satisfait,
à Fisterra. Et il se mit à
chantonner : O que vai a
Compostela... fai ou non fai romeria... se chega ou non a Fisterra...
— J’ai une affaire à vous proposer,
Martino, lui dis-je, interrompant brusquement sa romance.
— Je vous écoute.
— Combien demanderiez-vous pour introduire
un petit changement dans votre route ?
— Un petit changement de route ? Quel
changement ?
— J’aimerais que vous jetiez l’ancre ici, à
Corcubión, et qu’ensuite, au milieu de la nuit, vous nous emmeniez jusqu’à
Finisterre, pas au port, mais au cap, et que vous me débarquiez à terre. Puis
vous resterez en mer à une distance telle que je puisse vous voir. Mon fils
vous indiquera alors si vous devrez venir me chercher à terre ou les débarquer
ou aller là où ils vous le diront en me laissant.
Martino demeura songeur et se mordilla la lèvre.
Il devait avoir vingt-cinq
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