Iacobus
sans même
s’arrêter sur ce qui saute aux yeux.
— Vous voulez dire que les lettres formant Al-Yedom sont aussi les lettres d’un autre mot ? demanda Jonas en bâillant et en
s’allongeant sur son manteau.
Malgré son apparence, ce n’était encore qu’un
enfant, et il avait eu une longue journée.
— Réfléchis, Jonas, réfléchis, c’est très
simple.
— Je ne peux plus réfléchir... Je tombe de
sommeil.
— Molay, Jacques de Molay, le grand maître !
C’est l’« Y » de Yedom qui m’a mis sur la
piste. En inversant l’ordre des lettres, « de Molay » devient Al-Yedom.
« La victoire de Molay »... Qu’en dis-tu ?
Ingénieux, non ? « Châtiment des Templiers » et « Victoire
de Molay ». Cher enfant, je crois que nous allons...
Mais Jonas dormait déjà profondément à la
chaleur du feu, le visage appuyé sur le bras.
Après une nuit de repos à Vienne, nos chevaux
nous menèrent à Paris par Lyon, La Chaise-Dieu, Nevers et Orléans. Un long
voyage de dix jours au cours duquel j’enseignais quelques rudiments de français
à Jonas tout en saisissant chaque occasion de pratiquer cette langue, bavardant
avec les uns et les autres, jusqu’à ce que je me sente assez assuré dans son
maniement. Je n’ai jamais compris ces personnes qui se disent incapables
d’apprendre une langue ; les mots sont des instruments, comme ceux du
forgeron ou du tailleur de pierre, et ne renferment pas plus de secrets qu’un
autre art. Ces leçons, qui permirent au maître et à l’élève de progresser jour
après jour, me fournirent l’occasion d’aborder avec Jonas les premiers
rudiments de matières comme la philosophie, la logique, les mathématiques,
l’astronomie, l’astrologie, l’alchimie, la kabbalistique... Jonas buvait la
moindre de mes paroles et était capable de répéter mot pour mot ce que je lui
avais dit. Il avait une mémoire prodigieuse non seulement pour sa capacité à
retenir les choses, mais aussi sa disposition à oublier aussitôt tout ce qui ne
l’intéressait pas.
La nuit, surtout quand nous la passions dehors,
à la belle étoile, je le regardais souvent dormir à la lumière des braises,
notant sa douloureuse ressemblance avec sa mère. Il avait les mêmes sourcils
fins, le même front dégagé, et l’ovale de son visage dessinait les mêmes
contours parfaits et les mêmes ombres. Un jour, il faudrait que je lui dise la
vérité...
Mais
c’était encore trop tôt. Je ne me sentais pas prêt... Je ne pouvais m’empêcher
de me demander si je le serais jamais un jour.
Paris s’offrit à nous par une chaude journée
ensoleillée d’été, quelques jours à peine après l’anniversaire de Jonas qui
fêta ses quinze ans. Je passai l’enceinte de Philippe Auguste par la porte de
la tour de Nesle et sortis juste de l’autre côté. Comme nous ne pouvions nous
loger dans la commanderie des Hospitaliers, je cherchai un hôtel dans le
Marais, appelé au « Lion d’Or ». Un choix qui n’était nullement dû au
hasard. Quelques rues plus loin commençait ce qui avait été le populeux
quartier juif de Paris, devenu presque désert après l’expulsion ordonnée par
Philippe le Bel. À côté se dressait, imposant et majestueux, le puissant donjon
du prieuré des Templiers. Il suffisait de contempler cet ensemble de
constructions fortifiées situé au centre d’un terrain marécageux défriché par
endroits pour mesurer l’ampleur de ce qu’avaient dû être le pouvoir et la
richesse de l’ordre. Plus de quatre mille personnes, chevaliers, réfugiés de la
justice royale, artisans, paysans, juifs, avaient vécu dans son enceinte. Ce
qui était réellement incroyable, ce n’était pas que Philippe IV ait eu le
courage d’ordonner la détention massive de ses occupants au milieu de la nuit,
non, ce que je ne pourrai jamais comprendre, c’est qu’il y soit parvenu. Cette
forteresse aux abords de Paris paraissait inexpugnable. Elle appartenait désormais
à mon ordre, et bien que cela me coûte de le dire, il ne restait rien en elle
de son ancienne splendeur.
Notre chambre au Lion d’Or était spacieuse et
ensoleillée. Elle disposait d’un grand bureau, d’une petite table avec un
lave-mains, et offrait une vue incomparable sur les champs du Marais. Plus
important encore, les repas que l’on y servait étaient tout à fait convenables.
Mon lit de bois était au centre de la chambre, et la paillasse de Jonas sous
les fenêtres.
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