Il était une fois le Titanic
en scène. Dans la salle d’audience rectangulaire surmontée de galeries, on avait installé plusieurs bureaux sur une estrade où siégeaient le président et ses assesseurs, à leur droite une table en guise de barre pour les témoins et, devant eux, de longues tables et des bancs pour la presse et le public. Au mur de gauche se trouvaient une carte géante de l’Atlantique et la maquette en demi-coque du Titanic vu sur tribord. Mais, en dépit de ce décor de tribunal, il ne s’agissait, ici comme à New York et Washington, que d’une commission d’enquête au terme de laquelle aucune sentence ne devait être prononcée. L’unique sanction serait les attendus de la presse et les émotions de l’opinion publique.
Au cours des trente-six audiences de la commission, qui siégea jusqu’au 30 juillet, un témoin de circonstance se présenta fort à propos pour faire diversion sur les errements de la White Star en matière de sécurité et détourner l’attention du public de la figure emblématique de Joseph Bruce Ismay. Il s’agissait du capitaine Stanley Lord, qui commandait le Californian la nuit du 14 au 15 avril 1912. « Arrogant et cassant, il produisit une impression désastreuse 268 » : c’était suffisant pour qu’il fît un coupable idéal. Aussi fut-il chargé de tous les maux dont la Grande-Bretagne cherchait à se laver. Don Lynch écrit
à son sujet : « Il n’est pas surprenant que lord Mersey voulût trouver dans le capitaine Lord le bouc émissaire dont il avait besoin pour écarter les soupçons qui pesaient sur le ministère 269 . » Et, accessoirement, sur la sécurité à bord des unités de la puissante flotte des paquebots anglais.
Le président de la commission manifesta une véritable hostilité à l’endroit de l’ancien commandant du Californian , lui assenant sans ménagement qu’il avait l’intime conviction de sa responsabilité, voire de sa culpabilité face aux victimes. Ce n’était plus le registre du sénateur William Smith, mais le ton était donné. Et les intentions de l’interrogatoire étaient clairement définies. Pour le président, Stanley Lord s’était trouvé à proximité du paquebot naufragé, auquel il n’avait pas porté secours. Tout le monde comprit aussitôt que rien n’ébranlerait Mersey dans son intention de lui reprocher la disparition des mille cinq cents âmes du Titanic , et que cette détermination était politique. « Vos réponses ne me satisfont nullement 270 », se contentera-t-il de rétorquer aux explications du capitaine.
Depuis lors, la thèse selon laquelle le Californian se serait trouvé à moins de 10 milles nautiques du Titanic ne peut plus être retenue. L’honneur du capitaine Lord est aujourd’hui lavé de tous les soupçons qui pesaient sur lui en 1912. Mais à cette époque la commission d’enquête avait encore toute liberté de penser qu’elle tenait un responsable idéal. Le pauvre Stanley Lord subit donc aussitôt la vindicte et l’opprobre de ses contemporains. Car sa prestation devant les enquêteurs britanniques, hautaine et parfois dédaigneuse, son insensibilité et son manque d’émotion choquèrent vivement les témoins de ses dépositions. Bernard Géniès et France Huser seront de ceux qui condamneront son naturel provocant et sa façon d’affirmer « qu’il n’a[vait] commis aucune faute 271 ». S’il avait eu le
courage et la détermination d’un Arthur Rostron, n’aurait-il pas sauvé des centaines de vies ? Telle fut la conclusion de la commission de Londres, qui suivit ainsi le raisonnement de son président et que le public reprit à son compte sans opposer la moindre contestation.
De toute évidence, à Washington comme à Londres, on avait assisté à la même mystification : deux jugements dont la partialité avait occulté le débat des enquêteurs pour distraire l’opinion de la réalité historique. Gardiner et Van der Vat n’hésitent pas à parler de « blanchiment de la vérité 272 », d’insulte aux victimes et de déni de justice.
Des conclusions sans surprise
Si chacune des commissions d’enquête s’arrangea pour traiter le drame à l’aune de ses intérêts, certaines causes indirectement responsables de la catastrophe ne pouvaient faire l’objet d’aucune interprétation, ni d’un côté ni de l’autre de l’Atlantique.
Dans un rapport de vingt-trois pages rendu public le 29 mai, la sous-commission du Sénat incriminait tout d’abord
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