Il fut un jour à Gorée
les autres produits exotiques – tabac, café, cacao, coton – faisaient de belles affaires. Les banques se développaient en prêtant des sommes importantes aux uns et aux autres. Les assurances chargées de couvrir les risques des vaisseaux négriers prospéraient. En France, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, au Portugal, les gouvernements avaient grand intérêt à voir se perpétuer la traite. Grâce à toutes ces richesses brassées, ils taxaient les produits importés des colonies et voyaient l’argent affluer dans leurs caisses.
Alors, dans ce système planétaire, la lente plainte des Noirs avait bien peu de poids. Et les quelques esprits européens qui osaient suggérer que l’esclavagisme était un crime n’étaient pas écoutés. Pour le bien-être du monde civilisé, le Nègre devait rester un animal.
IV
L’ESCLAVAGE AU QUOTIDIEN
Les années ont passé. Marie se souvient à peine que jadis elle s’appelait Ndioba. Elle a du mal à se rappeler le visage de sa mère, elle cherche aussi à retrouver dans sa mémoire les odeurs et les goûts de la bouillie de mil quelle cuisinait devant la case, là-bas, de l’autre côté de l’océan. La petite fille d’hier est devenue une femme vieillie trop tôt.
Jamais elle n’aura d’enfants. Si elle mettait des bébés au monde, que connaîtraient-ils de la vie ? Le temps du malheur fait de brimades, avec pour seul horizon le claquement sinistre des coups de fouet.
Au début, elle a espéré follement. Elle a cru que son père, son frère et les autres hommes des savanes africaines viendraient la libérer. Et puis, affaiblie par les privations, battue sous le moindre prétexte, elle a senti ses pensées lui échapper. Les jours ont succédé aux jours, tous sombres, tous semblables. La volonté s’évanouit quand le ventre est vide, quand le corps n’est que douleur.
Parfois encore, Marie cherche un peu de réconfort en appelant les esprits des ancêtres. Pourquoi ne viennent-ils pas la protéger ? On a voulu lui apprendre la religion des Blancs. On l’a même baptisée. On lui a parlé d’un Dieu de bonté, mais comment pourrait-elle croire à cette belle histoire quand tout ce qui l’entoure n’est que souffrance ?
Elle est utilisée au « moulin ». Elle fait passer les plantes dans les cylindres qui écrasent les fibres pour en extraire le précieux sucre. Tant de fois, elle a vu des femmes épuisées se faire broyer une main dans ces meules redoutables ! Un accident banal, qui n’interrompt jamais le rythme du travail. Pour éviter au maximum ces inconvénients, les Négresses doivent chanter et fumer, seule manière de tenter de les tenir éveillées malgré la fatigue. Marie est constamment épuisée et à cela s’ajoute le dégoût du tabac qu’elle respire, et la lassitude des chants qu’on la force à marmonner…
Dans sa détresse, elle a pourtant connu quelques instants de bonheur. Un esclave lui a offert tout son amour. Les Blancs l’appelaient Nicolas, mais il se souvenait d’avoir porté jadis le nom de Madické. La nuit, lorsque le silence retombait sur la plantation, il se rendait auprès d’elle. Il lui fredonnait des chansons où émergeaient des airs d’Afrique… Ensemble ils évoquaient les rives du grand fleuve et, dans ces moments-là, Marie voulait croire qu’un jour elle redeviendrait Ndioba.
Et puis Nicolas a disparu. Elle a su qu’il avait pris la fuite avec d’autres esclaves. Ils s’étaient échappés vers les collines… Des hommes blancs et des chiens étaient partis à leur poursuite. On a dit que Nicolas avait été rattrapé. Certains ont murmuré qu’il avait été tant fouetté qu’il en était mort. Peut-être a-t-il simplement été revendu à un autre planteur. En tout cas, Marie l’a perdu. Comme elle a perdu tous les siens.
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« Les claquements de fouet, les cris étouffés, les gémissements sourds des Nègres qui ne voient naître le jour que pour le maudire, qui ne sont appelés au sentiment de leur existence que par des sensations douloureuses, voilà qui remplace le chant du coq matinal… » racontait un voyageur, le baron de Wimpfen, visitant la Saint-Domingue française à la veille de la Révolution.
En fait, les esclaves se divisaient en plusieurs catégories. Il y avait les domestiques, employés dans les maisons des maîtres. Les femmes étaient cuisinières, couturières, blanchisseuses ou bonnes d’enfants ; les hommes s’activaient au potager
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