Il fut un jour à Gorée
case aux murs droits. Tout la précipite dans un univers inconnu.
Un autre Blanc s’approche et tourne autour de la fillette. C’est un homme au regard bleu et au visage rouge tout piqueté de trous minuscules… Au bout de quelques minutes, il lui montre de son bâton une vieille femme noire aux cheveux cachés sous un tissu clair. Celle-ci s’avance. Elle prend la main de Ndioba et, sans même la regarder, la traîne au-dehors…
Et maman ? Pourquoi ne vient-elle pas avec elle ? Cette fois, Ndioba ne peut empêcher ses larmes de couler. Elle crie. Elle appelle maman. Elle veut se libérer de cette main noire qui la serre trop fort et lui fait mal. Ndioba hurle, mais personne ne l’écoute. Personne ne l’entend. Sont-ils tous sourds ?
On fait grimper la fillette sur une charrette tirée par un cheval. D’autres femmes noires montent avec elle. Mais maman ne se trouve pas parmi elles. Et le cheval se met au pas. La carriole cahote sur un chemin de terre qui s’enfonce entre des champs couverts de plantes droites et vertes…
La vieille s’adresse maintenant à Ndioba. Elle lui annonce qu’elle va travailler dans une plantation de sucre. Elle lui dit quelle devra se montrer obéissante. Elle lui parle de Dieu, de la récompense suprême qu’elle trouvera dans une autre vie. Ndioba ne comprend rien à ces étranges paroles. Quel est ce Dieu évoqué par la vieille ? L’esprit d’un ancêtre ?
Et voilà que la vieille femme l’appelle Marie ! Pourquoi Marie ? « Ce sera ton nom désormais. » Dans le cœur de Ndioba s’ouvre alors comme un grand vide. Elle a tout perdu. Son papa, sa maman, son frère, son village, les rives lumineuses du fleuve Sénégal… et jusqu’à son nom. Elle n’est
plus rien.
**
*
Après avoir été vendus aux négriers de Gorée, les esclaves étaient revendus en arrivant sur leur lieu de destination. Là, ils trouvaient leur maître définitif et leur emploi sur la terre de l’esclavage. Bien souvent, le nouveau propriétaire marquait à son tour le dos de l’esclave au fer rouge. Un signe qui venait s’ajouter à celui fait à Gorée. On appelait cela « l’estampage ». En 1723, le
Dictionnaire universel du commerce
expliquait ainsi ce terme et cet usage : « Estamper un Nègre c’est le marquer avec un fer chaud pour reconnaître à qui il appartient. Les habitants français de l’île de Saint-Domingue ont coutume d’estamper leurs Nègres aussitôt qu’ils les ont achetés… L’estampe se fait avec une lame d’argent très mince, tournée en façon qu’elle forme leurs chiffres… À chaque vente et revente d’un Nègre, le nouveau maître y met son estampe, de sorte qu’il y en a qui en paraissent comme tout couverts. »
Dans les colonies de planteurs, l’arrivée d’un lot de « Nègres » constituait un événement auquel chacun voulait assister. On se pressait à la vente, on venait juger la marchandise. Alors le hasard et le destin décidaient. Dans certaines contrées, à certaines époques, selon la nécessité des plantations, les familles étaient revendues en un seul lot. Ou alors on faisait dans le détail. C’est-à-dire que l’on séparait les hommes, les femmes, les enfants.
Seuls les besoins des acheteurs étaient pris en considération. Personne n’exprimait le moindre scrupule de voir séparés les frères des frères. Personne n’hésitait à arracher les enfants aux parents.
Rachida me regarde et ne dit rien. À cet instant de l’histoire, les mots sont inutiles. La gorge serrée, les yeux brillants, elle voudrait me poser une question… Mais les paroles ne sortent pas de sa bouche. Comment peut-on comprendre aujourd’hui la cruauté qu’affichaient les esclavagistes ? Comment peut-on expliquer ce manque total de sensibilité ?
Le plus souvent, les maîtres étaient pourtant de bons pères de famille. Ils allaient à l’église le dimanche. Ils respectaient Dieu et le roi. En fait – et c’est peut-être le plus grave – ils n’avaient pas conscience de mal agir. Ils ne soupçonnaient même pas que les petits « Négrillons » pouvaient souffrir comme des enfants à la peau claire. Ils ne se souciaient pas plus des sentiments de leurs esclaves que des émotions de leurs chevaux.
La traite négrière ne s’arrêtait jamais. Il fallait sans cesse proposer aux acheteurs une marchandise renouvelée. Pourquoi ? Parce que dans certaines régions, comme les Antilles, le travail
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