Il neigeait
eux,
l’Empereur marchait, en effet, au bras du grand écuyer. Ils s’appuyaient sur
des bâtons. Ensuite venaient Berthier et l’état-major grelottant, la cantine,
des coffres de bœuf et de mouton salé que menaient sur des chariots le
cuisinier Masquelet et ses marmitons, les bagages réduits à leur minimum. Au
fur et à mesure que les heures filaient, des estafettes se succédaient pour
avertir l’Empereur des événements. Toujours des contrariétés. Minsk était
tombée, avec ses magasins fournis ; le pont de Borisov, l’unique passage,
avait été pris par les cosaques ; les régiments d’Oudinot les en avaient
chassés, mais le pont était à moitié cassé et trois armées russes se
refermaient en tenailles sur la Bérésina.
— Si le froid pouvait revenir, dit l’Empereur à
Caulaincourt, nous pourrions traverser ce fleuve à pied.
— La Bérésina peut-elle geler à nouveau en deux
jours ?
— Berthier ! cria l’Empereur sans se retourner.
— Sire ? dit le major général en tenant mal son
équilibre dans la bouillasse.
— Envoyez prévenir Oudinot, qu’il prévoie un autre
passage, un gué, des ponts flottants…
Dans l’adversité, l’Empereur affichait un calme
parfait ; que ses plans soient rendus impossibles par les circonstances ne
semblait pas l’émouvoir, seulement, il interrogeait Caulaincourt de temps à
autre :
— Le maréchal Ney ?
— On ne sait rien, sire.
— Il est bien perdu…
L’Empereur continuait sa route, la tête basse, plus triste
qu’effrayé par son sort. On lui avait rapporté les humeurs de la troupe. Davout
s’était emporté contre cette diabolique campagne, même des grenadiers avaient
tenu des propos séditieux ; quand Napoléon avait eu l’envie de se
réchauffer au feu d’un bivouac, Caulaincourt l’en avait dissuadé.
Un lancier au grand trot doubla les voitures et les
marcheurs en les éclaboussant. Il venait d’Orcha. Dès qu’il aperçut l’Empereur,
il courut vers lui. Sébastien vit ce dernier prendre Caulaincourt par les bras,
il le secouait, radieux.
— Il n’y a pas que de mauvaises nouvelles, semble-t-il,
dit le baron Fain.
— Nous avons peut-être capturé Koutouzov…
— Et pourquoi pas le Tsar, tant que vous y êtes ?
Des grognards, informés les premiers, levaient leurs fusils
et criaient « Vive l’Empereur ! » comme à la revue. L’écho
parvint de proche en proche :
— Le maréchal Ney est arrivé à Orcha !
— Il est vivant !
— Il a le fusil à la main, il ramène une poignée
d’hommes, il a réussi à traverser plusieurs armées russes !
C’était un symbole. Ils pouvaient s’en sortir. Ce sauvetage
inespéré redonnait de l’énergie à des soldats prêts à la rébellion ; ceux
qui jetaient leurs fusils, tout à l’heure, et parlaient de capituler,
braillaient des « Vive l’Empereur ! » à terrifier mille
cosaques. À l’étape, sous les arbres, on se racontait par bribes l’épopée du
maréchal Ney :
— Mitraillé de partout, disait un commis, il a fait
allumer des feux dès la tombée du jour, alors les Russes ils ont cru qu’il
attaquerait à l’aube sur ce point…
— Tu n’y étais pas, se moquait un maître d’hôtel.
— J’le tiens d’un qui y était !
— Laissez-le continuer, intervenait Sébastien, buvant
au goulot une rasade d’eau-de-vie.
— Ah ben, quand la nuit elle a été noire, il est parti
sans l’artillerie ni les bagages, il a reculé, il a pris des chemins détournés.
Ils étaient à peine cent, ils ont traversé des rivières à pied, un par un, la
glace était fragile…
Jusqu’à Borisov, ce fut le seul sujet de conversation. Ils
en oubliaient le danger et croyaient aux miracles.
Il était midi. Engoncé dans sa houppelande verte, l’Empereur
paraissait plus gros. Jambes écartées, les yeux plaqués à sa lorgnette, il
fixait un monticule blanc derrière lequel se nichait le village de Borisov. Il
y avait eu des cris de ce côté, le major général avait dépêché des lanciers en
éclaireurs. Ils reviennent. Ils grimpent sur un mamelon enneigé, agitent leurs
drapeaux. L’Empereur respire. Ce signal lui confirme que les 2 e et 9 e corps
d’armée, arrivés de Lituanie, tiennent la position. Il monte dans sa berline,
le cortège se remet en marche. Un paysage de givre défile par la vitre, des
troncs dépouillés, des ramures de sapins, les branches des taillis, fines,
transparentes,
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