Je n'aurai pas le temps
oui… oui, ce nom m’évoque un visage. » Et la personne apparaît, sans avoir vieilli, comme elle était le jour de notre rencontre.
Tapis dans l’obscurité des pages, d’autres mots moins anodins nous attendent. Au hasard des événements de notre vie, ils émergent de la grisaille des lexiques, s’illuminent comme les fleurs sous la baguette d’une fée, s’argentent comme les houles lointaines caressées par les faisceaux de soleil se glissant entre les nuages sombres. Au risque denous brûler, nous en découvrons le sens, parfois brutalement. Impossible d’y échapper. Ils s’appellent « amour », « angoisse », « bonheur », « colère », « haine », « tristesse » ou « désespoir ». Ils s’incrustent profondément dans la texture de nos mémoires. Ils localisent et condensent les heures de nos plus grands enthousiasmes comme celles de nos plus arides dépressions. « Jalousie » nous inscrit dans une tradition millénaire où, à la suite de Swann, d’Othello, nous éprouvons les émotions associées aux prénoms des personnes aimées qui sont autant de cordes ajoutées à notre luth intérieur…
« Si l’homme a besoin du langage, ce n’est pas seulement pour communiquer du sens, c’est en même temps pour écouter et reconnaître sa propre existence » (Gao Xingjian).
La terrasse d’un café à Bayreuth, en Allemagne. C’est l’été. Une jeune femme passe en bicyclette, un violoncelle sur le dos et un bébé sur le porte-bagages. D’un geste de la main, elle salue la serveuse. Devant la vitrine d’un magasin de chaussures, trois jeunes musiciens jouent le Trio Archiduc de Beethoven. En fin d’après-midi, les rues s’emplissent de monde. Une foule silencieuse et recueillie monte lentement la colline de l’Opéra pour entendre L’Or du Rhin de Richard Wagner. Tout respire ici le calme et la culture.
Pourtant, il y a quelques décennies, les motocyclettes des SS circulaient là où passe aujourd’hui la jeune maman violoncelliste. Les bottes noires claquaient devant les immenses banderoles rouge et noir qui descendaient des balcons. À l’Opéra, à la fin du spectacle, les auditeurs, la main droite levée, hurlaient le salut à Hitler… J’ai vu près de la gare une plaque commémorative enfouie sous les herbes folles. Elle gardait le souvenir des immenses convois de prisonniers rassemblés ici et expédiés vers Dachau.
Comme les temps ont changé… Ont-ils vraiment changé ? Les horreurs continuent, aujourd’hui au Tchad, en Afghanistan, hier au Kosovo, au Rwanda. Les monstres sonttoujours là, tapis dans l’ombre mais prêts à resurgir à la première occasion. En chaque personne ? En moi peut-être ? Mystère de l’âme humaine que Baudelaire comparait aux profondeurs abyssales des océans. Capable du meilleur et du pire, du sublime et de l’horreur. Ses pouvoirs nous stupéfient, nous émerveillent et aussi nous terrorisent.
Il y a une âme à laquelle nous avons un accès privilégié : la nôtre. Un domaine à la fois si près et si loin. En parallèle avec mon métier d’astrophysicien qui m’amène à étudier le cosmos, j’ai cherché à tourner les yeux vers ce monde intérieur qui est moi-même. À en être le spectateur en même temps que l’acteur. À l’observer au travers des mots qui s’alignent au rythme de mes doigts sur le clavier.
J’ai atterri un jour sur cette planète, avec mon bagage génétique et la culture de mes proches. C’est le lot avec lequel, chaque matin, j’entreprends une nouvelle journée. Jusqu’à la nuit, je pose des actes qui parfois me surprennent et m’interrogent. Comment mon « moi » vit-il l’interrogation religieuse qui m’habite ? Comment puis-je me confronter à des modes de pensée qui me sont parfaitement étrangers ? En peu de mots : comment me débrouiller avec cette brochette d’expériences qui, au cours des années, façonne ma vie ? Les textes qui suivent en sont des aperçus.
L’inquiétante étrangeté
« … la raison, pauvre mât de fortune pour un homme affolé… »
Paul Éluard
Quitter les repères traditionnels de la pure rationalité, c’est s’engager sur des sentiers mouvants et frayer avec des ombres. Mais si on veut se confronter à toute la réalité, il faut aussi envisager cette option. Et, selon Heidegger, nous devons affronter l’étrangeté du monde jusqu’à l’angoisse.
Pendant mes études à l’université de
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