Je n'aurai pas le temps
sous le panneau du poste, là où maintes fois je suis passé sans retard du train à la voiture louée, n’est pas de nature à soulager mon malaise. Le débat intérieur s’avive et commence à tourner à l’aigre. L’un dit : « Seul un crétin peut penser, même un seul instant, qu’il y a un rapport entre la pièce refusée et l’absence de taxis. » L’autre ne répond pas, il n’a rien à dire. La place vide parle pour lui…
Je me rends dans un café voisin et je m’adresse à la caissière :
« Je voudrais téléphoner pour demander un taxi.
– Ce n’est pas la peine, il y en a là sur la place.
– Non, j’attends déjà depuis un moment.
– Ça c’est étonnant, généralement ils sont trois ouquatre. Ils se plaignent d’être trop nombreux pour la clientèle. »
Un homme attablé devant un kir intervient :
« Appelez Untel, c’est un ami à moi qui fait le taxi à l’occasion. »
Je prends un jeton et me dirige vers la cabine téléphonique. Ça sonne, ça sonne, pas de réponse. « Laissez sonner, il va venir, il est toujours là. »
Rien.
La caissière, aimable, me donne deux autres numéros de téléphone. Toujours rien. Et sans cesse l’image lancinante du visage blême…
Je retourne sur la place déserte et j’attends encore de longues minutes. Il reste une solution : téléphoner à Camille, mon épouse, et lui demander de venir me chercher. J’hésite. Nous avions des amis à déjeuner. Il lui faudrait, à l’heure du repas, quitter la maison pendant près de deux heures.
Je compose notre numéro. Personne ne décroche. La maison est grande mais, à l’heure des repas, il y a toujours quelqu’un à la cuisine. Qu’est-ce qui se passe ? Dans ma tête, c’est maintenant la guerre ouverte. Je refuse d’entrer dans le jeu délirant auquel m’invite la sonnerie qui se prolonge, se prolonge, sans que je me décide à raccrocher, espérant toujours le « allô » libérateur. Rien, rien, toujours rien. En voilà une histoire…
Je refais en vain les numéros de téléphone des taxis fantômes, je retourne sur la place, je m’assois sur le banc des chauffeurs absents et, à court de solutions, j’attends. Combien de temps ? Je ne le sais plus…
Puis, machinalement, sans trop y croire, je me relève, entre dans le café et refais le numéro de notre maison. Cette fois, on décroche. C’est Camille : « Où es-tu ? Attends-moi, j’arrive. » Ouf… Soulagé, je sors du café. Je marche vers la place. C’est alors que j’aperçois, venant à ma rencontre, mon Allemand au crâne rasé… Je sens ma mainqui plonge dans ma poche et saisit la pièce de dix francs. J’entends ma voix qui accompagne mon bras tendu en disant : « Voilà vos dix francs. » Il les prend, machinalement, sans surprise et sans remerciements.
L’intérêt, pour moi, de cet événement, a été de constater la puissance du discours magique qui nous pousse à « animer » l’Univers, à voir dans certains signes l’expression d’une volonté invisible. L’absence de taxis, les appels téléphoniques sans réponse me signalaient que j’avais mal agi, que j’étais l’objet d’un blâme. Un sort avait été jeté sur moi qui m’immobilisait sur la place déserte. La réponse de Camille, après tant d’efforts inutiles, me signifiait que l’interdiction était levée. Mon geste montrait qu’à cet instant le personnage magique en moi avait pris la barre du navire.
Cet événement, certes, n’étonnerait pas un psychanalyste ou un ethnologue. La pensée magique domine la réflexion humaine depuis le plus lointain passé. Elle est à l’origine des innombrables mythologies et religions qui ont existé et existent encore à la surface de notre planète. Le tonnerre et l’éclair expriment avec violence la désapprobation du ciel, tandis que l’arc-en-ciel est le signe de la réconciliation.
L’étonnant, c’est de la rencontrer en soi et de sentir sa puissance. Après des décennies de formation scientifique, j’ai pu momentanément me laisser prendre dans ses filets. Les mots « Voilà vos dix francs », accompagnés du geste de l’offrande, m’en ont fait prendre pleinement conscience.
1 .
Élie et Myrtha Humbert, Pierre Solié, Michel Casenave, Darius Shayegan, Yves Jaigu.
Chapitre 33
« Religion, religion, religion »
C e titre m’est venu du Petit Chose d’Alphonse Daudet, un livre qui a profondément marqué mon enfance. Le
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