Je n'aurai pas le temps
étagères, pipettes et béchers (récipients en verre). Tout y est, y compris l’odeur âcre qui me rappelle les pénibles séances de « labo » à l’université. Mais ici, c’est le Grand Nord !
Le travail s’effectue sans interruption. À l’équipe de jour, de 8 heures à 20 heures, succède celle de nuit. Chacune travaille deux semaines de suite, bénéficie d’une demi-journée de congé, puis passe du jour à la nuit, ou inversement.
À chaque séance, nous recevons vingt échantillons de pierres rouges broyées et asséchées. L’analyse chimique terminée, nous inscrivons nos résultats sur le sachet. Les meilleurs spécimens dépassent une teneur en oxyde de fer de 90 %. Un manganèse élevé présente un gros avantage : ce métal est souvent inclus dans les alliages. Mais le phosphore est un poison, et l’on sélectionne le minerai qui en contient peu. La somme des quatre éléments doit se rapprocher de 100 %. Un bon moyen de vérifier la qualité de l’analyse.
La science au service de la rentabilité
Ce laboratoire m’a permis de prendre conscience d’une réalité que, dans ma naïveté, je ne soupçonnais pas : la science mise au service de l’industrie et de la rentabilité. Lorsque je l’ai découverte, je me suis senti bien loin de tout ce qui faisait, et fait toujours, pour moi le charme de la démarche scientifique : l’esprit d’aventure.
Ici, tout est codé, inscrit dans un protocole strict qu’il n’est pas permis de remettre en question. Pendant les douze heures de la journée de travail, chaque geste doit être exécuté sans déroger à une routine immuable. Je l’ai appris un jour à mes dépens.
Une des premières tâches du matin consiste à laisser tomber goutte à goutte d’une pipette une solution transparente dans un liquide contenant le minerai. Il faut surveiller attentivement le moment où le liquide commence à virer au rouge. Cette opération fastidieuse dure plus d’une heure. À tout dire, je m’y ennuie ferme.
Utilisant mes récentes connaissances en chimie, je décide de reconsidérer le processus dans l’espoir de réduire ce délai. Un soir, en résolvant l’équation différentielle appropriée, j’arrive à la conclusion que la première heure peut être considérablement écourtée par une opération simple, en rien préjudiciable à la qualité des résultats.
Aussi le lendemain, fier de mon travail, je le propose au chef de laboratoire. Je ne soupçonne pas la tempête que je vais déclencher. Un silence lourd et suspicieux accueille ma proposition. J’insiste : « C’est un calcul simple, je l’ai vérifié plusieurs fois, pas le moindre risque. » Mais je me heurte à un mur : « Je ne veux pas t’entendre. Reprends ton travail. »
Le lendemain, mon supérieur m’annonce que le directeur de la mine veut nous voir tous les deux dans son bureau. La secrétaire nous fait patienter dans un couloir. Je questionne mon chef sur la raison de cette convocation : pas de réponse. Il est très pâle, la sueur perle sur son front. L’attente se prolonge. Le mur est tapissé de cartes géographiques avec des relevés topologiques des dépôts de minerai de fer. Pour passer le temps, je m’amuse à identifier les lieux d’où proviennent nos échantillons. Le directeur nous reçoit enfin. Cravaté, costume gris trois pièces, il s’adresse à moi en anglais. « Vous n’êtes pas à l’université ici. Il est hors de question de changer quoi que ce soit à nos pratiques. Vous ne devez plus importuner votre chef avec vos élucubrations. Pour éviter ces difficultés à l’avenir, vous vous exprimerez toujours en anglais dans le laboratoire. Chacun doit comprendre ce que vous dites. »
Cet incident me confronte à la discrimination qui règne alors au Québec. Les Canadiens français sont des citoyens de seconde classe et notre langue doit s’effacer devant l’anglais dominant. Ma famille m’avait jusqu’ici largement protégé de cette réalité sociale. Mais des mots de mon père me reviennent alors en mémoire : « Pour réussir dans la vie professionnelle, il nous faut être deux fois meilleurs que les autres. » J’y étais fermement décidé.
La vie dans la mine de fer
Le camp regroupe plusieurs centaines de travailleurs. Tous des hommes. La seule figure féminine, d’ailleurs rarement entrevue, est celle de la femme du directeur de la mine, dans sa voiture noire avec chauffeur.
Les hommes sont
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