Je n'aurai pas le temps
pour la plupart des bûcherons originaires de Gaspésie, de la côte nord du Saint-Laurent, ou de Terre-Neuve (les Newfies pour Newfound Land ). La coupe de bois en montagne se terminant généralement avec la fonte des neiges, ils passent l’été à la mine pour augmenter leurs revenus. Le soir, les Newfies , souvent d’origine irlandaise, se réunissent autour d’un feu de camp et chantenten chœur au son du banjo. Les ballades, appelées à juste titre tear jerkers (faisant jaillir des larmes), ont des titres évocateurs : Goodbye Irene (« Adieu Irène »), Far From the Old Folks at Home (« Loin des miens »). Je reste longtemps à les écouter, impressionné de voir, à la lueur des flammes, perler des larmes dans les yeux de ces hommes à l’aspect rude, qui fument consciencieusement leurs pipes…
Tous les vendredis soir, séance de cinéma dans une grande cabane en bois. Des bancs sans dossiers s’alignent sur plusieurs dizaines de rangées. Les films sont généralement des westerns d’assez bonne qualité. Pourtant, il faut une farouche détermination, que seule une réelle qualité de l’intrigue peut entretenir, pour les regarder jusqu’à la fin et connaître le dénouement. Les obstacles ne manquent pas. Ils affectent trois perceptions sensorielles différentes : celles de l’œil, du nez et de l’oreille.
C’est que peu après le début du film, des nuages de fumée de cigarette et de pipe se forment progressivement. L’air devenant opaque, les images sur l’écran perdent toute leur visibilité à l’arrière de la salle. Il importe donc, bien avant le début de la séance, de venir s’installer dans les premiers rangs, au pied de l’écran ! L’air devient vite irrespirable. Aux senteurs des tabacs les plus variés se mêlent celles, moins odoriférantes, des effets intestinaux qui se manifestent rapidement… Car le vendredi, on mange des fèves au lard et à la mélasse (les bines traditionnelles). Enfin, les voix des acteurs sont souvent couvertes par des pétarades bruyantes, accueillies par les applaudissements de la salle…
Les Newfies sont profondément méprisés. « Brutes », « incultes », « sous-humains », tels sont les mots proférés à leur encontre, accompagnés de blagues douteuses sur leur prétendue bêtise.
Dans les files d’attente, avant l’ouverture de la cantine, des bagarres éclatent régulièrement. Cris rauques, gémissements sourds, figures ensanglantées en sont les déplorables conséquences. Tout cela, bien sûr, à mettre sur le dos des sauvages Newfies . Je découvre la violence du racisme ordinaire.
Alerté par la virulence de ces empoignades, la direction finit par interdire les queues devant les cuisines. Il faudra attendre dans son bunker le sifflet annonçant l’heure du repas. Mais alors, quelle ruée ! Les portes s’ouvrent toutes ensemble. Des dizaines d’hommes jaillissent des baraques. Dans un grand bruit de bottes qui fait vibrer le sol, ils dévalent en courant l’allée centrale et s’engouffrent dans les cantines pour être les premiers à table.
Occasionnellement, on voit arriver des Indiens par familles entières, les femmes portant des enfants aux visages tuméfiés par les piqûres d’insectes. Interdiction d’entrer dans le camp. On leur donne des restes de nourriture, qu’ils mangent sur place avant de repartir. Des Indiennes sont parfois embauchées pour faire le ménage dans les bunkers, nettoyer les toilettes ou faire la lessive.
Voir les aurores boréales
Si mon travail est fastidieux et le visage que montre ici l’humanité pas toujours réjouissante, j’ai pourtant une grande chance dont je ne me prive pas.
J’ai l’autorisation de prendre une jeep pour visiter la région. Je peux rouler sur l’épais tapis de mousses multicolores, hors des rares routes en terre battue qui sillonnent l’endroit. Burnt Creek est situé pratiquement à la limite boréale des forêts. La campagne est parsemée d’un grand nombre de lacs de toutes dimensions, sertis d’une végétation rabougrie, d’arbustes maigres et chétifs, pour l’essentiel des bouleaux blancs et des épinettes noires, les deux espèces les plus nordiques… Je me couche au bord de l’eau pour admirer longuement les mouvements des feuillages dans le ciel bleu pâle. Tout autour, à perte de vue, les dos arrondis des collines sont dénudés.
Mais c’est la nuit, longtemps après le coucher du soleil, que le vrai spectacle
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