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Je n'aurai pas le temps

Je n'aurai pas le temps

Titel: Je n'aurai pas le temps Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Hubert Reeves
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revers de la main des ères de réflexion sur la nature du monde ? Pourtant, j’étais troublé. Et si, après tout, Halliday était dans le vrai ? Je me sentais partagé. Ma tête était le siège de débats qui se poursuivaient inlassablement après des discussions ou des lectures. Face aux défenseurs du réductionnisme, j’éprouvais de l’impatience et de la répulsion, mais aussi un attrait certain et, au fond, une crainte qu’ils n’aient raison. Pourrais-je en toute honnêteté continuer indéfiniment à les rejeter ? J’appréhendais le moment où, peut-être, je me retrouverais dans leurs rangs.

    « Tout cela n’est que cela »
    À l’université, je m’étais lié de sentiments tendres avec une étudiante, Simone, qui suivait le même cursus de physique que moi. Nos conversations dans le cimetière protestant de Montréal (un magnifique jardin où nous venions voir éclore les premières fleurs du printemps) nous ramenaient souvent sur ce thème du réductionnisme qu’elle défendait âprement.
    Elle se passionnait pour la physique, y cherchant la confirmation de ses convictions profondes. « Tout dans le monde, disait-elle, y compris les sentiments qui nous lientou notre émerveillement devant un cerisier en fleur, n’est qu’affaire de réactions physiques entre des particules soumises à des forces immuables. Il n’y a rien qui ne sera un jour expliqué par des équations. Dieu n’est qu’une hypothèse intenable à la lumière des progrès de la science. »
    Ce n’était pas tant sur le plan de mes convictions religieuses (j’étais encore pratiquant) que ces propos me gênaient. C’était le désenchantement qu’ils impliquaient : une sorte de nihilisme qui me faisait froid dans le dos. La forteresse de certitudes dans laquelle elle s’était retranchée me paraissait en contradiction avec le doute et le questionnement propres à la démarche scientifique. L’absolu de sa position me paraissait similaire à ce qu’on appelle chez certains croyants la « foi du charbonnier ». Cela collait mal avec sa grande intelligence.
    Je remarquai un jour chez elle un tableau retourné contre le mur, ne présentant que le papier gris qui en couvrait le dos. Ma question, lorsque j’en demandai la raison, provoqua manifestement une grande gêne. Silence lourd, échanges de regards avec sa mère. Elle m’entraîna alors à l’extérieur. « Je vais t’expliquer. C’est un portrait de saint Antoine de Padoue. Ma mère le prie quand elle cherche un objet perdu. Si elle ne le retrouve pas, elle tourne l’image du saint contre le mur pour le punir. Ma famille est d’une incroyable bigoterie. J’ai passé mon enfance dans une ambiance de chapelets, de neuvaines et de confessionnaux malodorants. Mes parents m’ont traînée à Lourdes, à Fatima, à l’oratoire Saint-Joseph. Cela me faisait horreur… » Tout cela m’apparut soudainement d’une grande cohérence…
    Un autre fait se produisit, à peu près à la même époque, qui nourrit encore mes réflexions sur le réductionnisme. Nous avions parmi nos enseignants un grand résistant italien réfugié au Canada. Convaincu que seuls la science et le rationalisme pourraient sauver l’humanité du fascisme,il pourfendait allègrement les astrologues et autres tenants des « antisciences ». « Je suis allé à leur meeting et j’ai poussé des gueulantes », disait-il en se dressant comme saint Georges terrassant le dragon. La fougue qu’il mettait à ces pugilats épiques étonnait chez cet homme généralement calme et posé.
    Un jour, à la fin d’un banquet bien arrosé, il m’avoua, sur le ton de la confidence, que son père faisait tourner les tables. Mort de terreur, il s’enfouissait alors dans ses couvertures, l’oreiller sur sa tête…
    Simone et ce professeur italien m’envoyaient le même message : « Regarde du côté de ton enfance. » Je me suis rappelé des histoires que mon père racontait, dans lesquelles des personnages étranges et inquiétants apparaissaient et disparaissaient. Ces souvenirs me mettent parfois encore mal à l’aise.
    Bien des années plus tard, j’ai eu l’occasion de voir l’image de mes personnages conflictuels incarnés par deux fillettes. Par une belle nuit d’été, j’avais sorti mon télescope et montré Jupiter et Andromède à ces deux sœurs de six et dix ans. L’aînée, passionnée d’astronomie et fermement décidée à en faire sa profession, me

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