Je n'aurai pas le temps

aboutir à une conclusion crédible. Dans le chapitre 10, j’ai comparé le métier de scientifique à l’activité d’un amateur de puzzle. Certaines interrogations ne peuvent trouver d’explication aussi longtemps que manquent d’autres informations indispensablesà leur résolution : ce sont les pièces manquantes dont il faut impérativement disposer.
    Dans le cas présenté au symposium, ces pièces étaient absentes : il fallait connaître certaines propriétés spécifiques aux noyaux de ces atomes. La voie à suivre était claire : il s’agissait d’utiliser des accélérateurs de particules pour casser ces noyaux et en extraire les renseignements nécessaires. Plusieurs des physiciens nucléaires présents à la conférence en étaient d’accord, mais faisaient état de la grande difficulté des expériences à entreprendre et surtout de leur longue durée.
    Je résolus alors de faire de l’origine du trio lithium-béryllium-bore le but de mes futures recherches : je me fixai comme objectif d’obtenir les pièces qui manquaient à la résolution de ce puzzle. Je décidai d’essayer de convaincre des laboratoires capables d’entreprendre ces expériences. J’en ai démarché un grand nombre qui étaient équipés des instruments appropriés (Livermore, Los Alamos, Chicago, Denver).
    Mais je me heurtais partout aux mêmes arguments : « Oui, c’est un sujet très intéressant, mais l’ensemble des opérations nécessiterait une bonne dizaine d’années. » Dans l’ambiance de compétition qui règne dans les milieux scientifiques, il était impensable d’attendre aussi longtemps pour obtenir les premiers résultats : « Publish or perish » (« Publiez ou périssez ») était l’impératif assigné à tout groupe d’études.
    Pourtant, ma conviction était faite : nous n’arriverons pas à identifier d’une façon convaincante les mécanismes physiques et le contexte astrophysique de l’origine de ce trio tant que nous n’aurons pas obtenu ces précieuses données de physique nucléaire…

    Simulateurs d’étoiles
    La Mecque de la nucléosynthèse se situait alors au « Caltech » (California Institute of Technology) à Pasadena, Californie. Willie Fowler avait mis sur pied un laboratoire de physique nucléaire dont l’objectif était de reproduire, à l’aide d’un accélérateur de particules, les phénomènes qui accompagnent la formation des atomes dans les étoiles.
    Premier du genre, il connut un grand succès et joua un rôle considérable dans l’élaboration de la théorie de la nucléosynthèse. Depuis, un grand nombre d’établissements de recherche ont été créés pour poursuivre cette tâche, s’intéressant non seulement aux étoiles, mais aussi à l’ensemble des phénomènes de haute énergie dans l’Univers. Bel exemple de la fructueuse association entre théorie et observations. Il y a, selon le cas, confirmation ou infirmation des hypothèses, mais toujours incitation à poursuivre plus avant l’exploration entreprise.
    Le laboratoire de Fowler travaillait en étroite collaboration avec les départements d’astronomie et de minéralogie de l’université de Californie à Los Angeles. Autant dire que Caltech était le lieu d’une formidable dynamique pour l’étude de l’astrophysique nucléaire. J’eus, à plusieurs reprises, l’occasion de m’y rendre pour discuter différentes questions avec les astrophysiciens. J’ai beaucoup profité de ces stages, grâce auxquels j’ai pu m’initier à de nombreux sujets d’astronomie qui m’étaient peu familiers. Je retrouvais là l’ambiance studieuse de Cornell. Ces mots étaient inscrits sur la porte du département : « Visiteurs qui entrez ici, évitez de déranger nos chercheurs sans une raison valable. Leur tranquillité est leur atout le plus précieux. » Il y a bien des laboratoires où j’aurais aimé trouver un tel respect.
    J’y ai envoyé plusieurs de mes étudiants pour leurs études post-doctorales 1 . Ils ont pu y acquérir les connaissances requises pour poursuivre, à leur retour, leurs travaux sur la nucléosynthèse et l’évolution des étoiles.

    Les risques de l’humour non partagé
    Pourtant, il régnait ici une suffisance généralisée qui me déplaisait. Elle se résumerait assez bien ainsi : « Tout résultat qui ne provient pas de Caltech est sujet à caution et ne sera crédible qu’après confirmation de Caltech. » Cette attitude