Je n'aurai pas le temps
intellectuelle se manifestait particulièrement pendant les discussions qui suivaient les séminaires. Les physiciens de ce laboratoire étaient facilement sarcastiques vis-à-vis des chercheurs étrangers au cénacle. L’humour était parfois cinglant. J’avais la naïveté de penser que ceux qui maniaient si bien l’ironie savaient aussi l’accepter lorsqu’elle leur était adressée. Je me suis ainsi permis de contester en souriant une affirmation que Willie Fowler venait de présenter à une conférence. Quelle erreur ! Rouge de colère, il se tourna vers moi et me répondit : « Jeune homme, vous vous apercevrez un jour que j’ai raison sur ce point. C’est tout ce que j’ai à vous dire. » Cette erreur tactique de ma part allait avoir des conséquences considérables sur nos relations dans les années qui suivirent, surtout lorsqu’il apparut, quelques années plus tard, qu’il avait tort…
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Jean Audouze, Michel Cassé, Sylvie Vauclair.
Troisième partie
Développement (andante)
Chapitre 12
Le plat pays. Partir pour l’Europe
A u Québec, les années 1960 ont été des temps de grande liesse. « La Révolution tranquille » voyait se dissoudre comme neige au soleil le carcan clérical. Les églises fermaient les unes après les autres. Au terme des années de collège, les vocations religieuses diminuaient à toute allure : en cinq ans, on était passé du tiers d’une classe à un, voire zéro postulant. Ceux qui étaient partis avec ferveur œuvrer chez les Pères Blancs d’Afrique revenaient maintenant au pays et sortaient avec les filles. Il y avait comme une impression de joyeuse débandade, le dégel après un si long hiver. Cette puissance du climat collectif sur les opinions individuelles n’était pourtant pas sans m’étonner et m’inquiéter. J’en voyais les effets tout autour de moi. Ce phénomène, qu’on retrouve un peu partout dans l’histoire des sociétés, nous indique une des limites de la liberté humaine : la difficulté à résister à la pression du groupe, même, et peut-être surtout, lorsqu’elle est tacite et sans violence. L’éruption du fascisme en Italie et en Allemagne pendant les premières décennies du XX e siècle en est un exemple frappant.
Cette période fut aussi celle de l’avènement du fait français sur le plan social. Les Québécois pouvaient enfin s’exprimer dans leur langue dans les administrations et les lieux publics. Ceux qui ne parlaient pas anglais ne rougiraient plus de s’entendre dire : « Speak white ! » (« Parlez blanc ! »). Ils trouvaient une dignité nouvelle.
Mais cet engouement francophile avait une contrepartiedont je pris progressivement la mesure. Bientôt s’imposa, chez plusieurs professeurs de l’université de Montréal, l’idée que nous devions utiliser comme manuels de classe uniquement des livres en français. C’était sans tenir compte du fait que, pour chaque matière, on pouvait facilement trouver dix livres en anglais contre un seul en français. Notre rôle d’enseignant étant de donner à nos étudiants québécois la meilleure formation scientifique possible, il importait, me semblait-il, de leur fournir le matériel scolaire le plus adéquat. Ma position me semblait plus profitable à nos élèves que celle de mes collègues, qui refusaient les manuels en anglais. Elle me valut quelques remarques aigres qui me pesèrent et me donnèrent envie d’aller voir ailleurs et chercher une ambiance moins plombée par ces tendances nationalistes.
Besoin d’air
Le paroxysme fut atteint au cours de la préparation d’un nouveau projet. Les physiciens de notre département caressaient l’idée de construire un accélérateur de particules sur le site de l’université. Cet instrument permettrait à nos chercheurs et à nos étudiants d’entreprendre des travaux originaux sur place, mettant ainsi Montréal sur la carte des centres de recherche en physique nucléaire. Cette entreprise coûteuse reçut l’aval des autorités gouvernementales, qui suggéraient d’y associer les physiciens de McGill, l’université anglaise de la ville. Elles promettaient d’augmenter les subsides de façon importante si ce programme conjoint était accepté. Grogne chez plusieurs de mes confrères : quelle langue parlerait-on dans ce laboratoire ? Vraisemblablement surtout l’anglais. Alors, pas question de collaborer avec McGill. Résultat : le programme conjoint fut refusé. J’en
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