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Je n'aurai pas le temps

Je n'aurai pas le temps

Titel: Je n'aurai pas le temps Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Hubert Reeves
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imprégnés de son parfum et que j’y fais une véritable allergie !
    Le lendemain, comme prévu, nous partons pour Etchmiadzine. Ce lieu est pour les Arméniens, me disent mes amis, l’équivalent du Vatican pour les catholiques. Ils me rappellent que c’est l’Arménie qui, la première, en 304, adopta le christianisme comme religion officielle. Rome, sous l’empereur Constantin, n’en fit autant qu’en 312.
    Lénine ayant décrété que la religion est « l’opium du peuple », je suis très étonné de l’importance accordée à ce calendrier historique dans un État officiellement athée !
    Nous arrivons dans un immense monastère. Un homme, grand, mince, d’apparence ascétique et vêtu d’une soutane noire, nous y reçoit. J’imagine une mise en scène de l’Intourist. Un peu comme dans ces villes-musées du Far West américain, où vous êtes accueillis par un shérif, des cow-boys, un croque-mort et des filles de saloon en costume d’époque.
    Le prêtre nous emmène visiter le musée. L’endroit est sombre, et là aussi il règne cette odeur de cumin. Elle est décidément partout !
    Nous arrivons devant une longue épine, conservée sous verre et éclairée par une lumière rasante, que notre hôte nous présente comme une relique de la couronne duChrist. Je lui dis, d’un air entendu : « Il y en a combien comme ça dans le monde ? » Il me fusille du regard : « Celle-ci est vraie ! » Décidément, j’ai tout faux. Il ne s’agit pas d’une reconstitution historique pour touristes. Tout cela est éminemment sérieux !
    Je range aussitôt mon scepticisme semi-moqueur et j’enregistre gravement tout ce qu’il nous raconte, ponctuant ses propos de quelques « Remarquable », « Extraordinaire ». Je formule des questions dans le plus grand respect de la tradition.
    Notre guide nous mène maintenant devant une grande vitrine dans laquelle est exposée une poutre de bois noir dans un état de dégradation avancée. Il s’agit, dit-il, d’une pièce de l’Arche de Noé, trouvée sur le mont Ararat. Puis il ajoute : « Mais nous n’en sommes pas tout à fait certains. » Je garde les yeux au sol.
    Contrairement aux prétentions du régime, des décennies de communisme n’ont donc pas réussi à éradiquer le sens religieux. En Arménie, les traditions sont toujours présentes, histoire de montrer aux visiteurs que cet État n’est pas simplement une colonie russe.
    Un événement vient renforcer ce constat. Nous sommes cette fois dans les montagnes du Caucase. Nous visitons des églises d’une beauté austère. Je fais remarquer l’inspiration manifestement romane de ces édifices. « Vous inversez la situation, corrige emphatiquement notre accompagnateur. Ces églises sont de plusieurs siècles antérieures à vos églises romanes. C’est l’art roman qui est d’inspiration arménienne », complète-t-il, avec des accents indéniables de fierté.
    Le soir, je suis invité à l’Opéra pour entendre Eugène Onéguine de Tchaïkovski. En URSS, l’idéologie fait feu de tout bois et on ne perd pas une occasion d’« éduquer » le peuple : le suicide d’Eugène Onéguine, quand la belle Tatiana le repousse, offre l’occasion de fustiger la décadence des mœurs du temps des tsars.
    Une chose m’étonne : je constate que, contrairement à nos pays, où ce sont surtout les personnes âgées qui vont à l’opéra, les adolescents ici constituent une fraction importante du public. Mes hôtes se plaisent alors à me faire remarquer l’importance de l’éducation populaire en URSS. J’avais déjà noté, il est vrai, à quel point les disques et les livres sont bon marché. Même si leur qualité est médiocre, ils sont largement distribués et facilement accessibles à tous. J’en ai d’ailleurs rapporté des quantités…
    La musique est belle, les interprètes jouent bien. L’auditoire est attentif et réceptif. Pourtant, peu après le début du dernier acte, un étrange manège attire mon attention.
    J’entends des pas précipités derrière moi. Je me retourne, et j’aperçois un jeune homme qui remonte les escaliers d’un pas furtif. Il sort de la salle, suivi d’un autre, et d’un autre encore. Ils sont plusieurs à se lever ainsi, et plus encore lorsque la mise en scène exige que le plateau s’assombrisse. Pourquoi ? Mystère ! Comme j’en ai pris l’habitude, j’ajoute cette question à toutes celles que j’ai déjà gardées

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