Je Suis à L'Est !
du ministère, dirait lâautreâ¦
Je me suis régulièrement demandé dâoù venaient les marques de distinction sociale. Cette étrange volonté dâêtre « classe ». Il y en a de multiples formes, mais avec un mécanisme commun. En France, on se définit par lâécole que lâon a fréquentée ; en Allemagne, par la discipline que lâon a suivie : en France, on est « ancien élève deâ¦Â », en Allemagne, on est « philologue » ou « romaniste ». Au moins le second modèle, malgré ses défauts, contient-il une allusion au contenu dâun certain savoir, au-delà dâun label dénué de sens. La « grande école » nâest pas, chez nous, un bâtiment imposant par ses dimensions, mais quelque chose de très enviable. Sa traduction littérale la plus proche en anglais, high school , est en revanche un lycée sans autre distinction. Il ne faut pas sây tromper quand on parle : sous la langue, les hiérarchies. Alors quâil faut briller, on trouve flatteur dâavoir été dans une école « normale » supérieure â son homologue lâinférieure nâexistant pas, malgré mes recherches. Ou dâavoir été adjoint au troupeau ( grex, gregis en latin), câest-à -dire agrégé.
Jâai souvent été amusé par les jeux sociaux autour de deux de mes diplômes : celui de Sciences Po et mon doctorat en philosophie. En Allemagne, tout le monde se moque de Sciences Po. Personne ne sait ce que cela veut dire. Et quand, gêné, on essaie dâexpliquer, ou plutôt de sâexpliquer face à une si étrange rubrique de classification, les rires plus ou moins contenus sur les Français tiennent lieu de réponse. En revanche, sur les billets de train, ou les billets dâavion, il y a écrit : « Monsieur le Docteur XYZ. » De même sur les enveloppes des courriers quâon mâenvoie dâAllemagne. En France, on mâa déjà demandé pourquoi diantre jâavais décidé de faire médecine. Peu à peu, jâai cru comprendre que ces amusantes petites histoires avaient, hélas, de profondes répercussions sur la vie des gens. Un long parcours, un très long apprentissage dâautiste. Qui débouche, comme souvent, sur la curieuse impression de ne plus trop savoir qui est lâautiste et ce quâil lui faut acquérir que les autres ont, contrairement à lui.
Arrivée de lâautiste à la cour
Sciences Po, câest un fabuleux miroir grossissant de la société. Ce miroir mâest tombé dessus à un moment de ma vie où je nâétais pas du tout rodé. Jâai vécu mon entrée dans la cour sur un mode quasi tragique. Ou plutôt tragi-comique, vu avec un peu de recul. Des ressentis aussi contradictoires et, en dernière analyse, absurdes que le mot « cour » lui-même compte de significations, la basse étant pour la volaille, la haute pour les criminels, la cour tout court tantôt pour ces derniers, tantôt pour les courtisans, la faveur du prince tenant souvent lieu de séparation ultime entre les catégories.
Le premier jour, en arrivant à Sciences Po, je ne savais pas trop dans quel étrange établissement je tombais, à quoi mâattendre, si ce nâest que le terme « politique » dans le titre mâévoquait ces universités dâÃtat mises jadis en place par lâURSS pour former ses gens, une référence décalée, que jâétais sans doute le seul à avoir en tête, dont je savais quâil ne fallait pas parler pour ne pas être mis à lâécart dès les premiers instants, mais qui à la longue allait, que je le veuille ou non, influencer ma vision des choses.
Jâétais arrivé très tôt le matin, au moins deux heures avant lâheure de la convocation, parce que je ne savais pas trop jusquâà quel point il fallait venir à lâavance. Donc dans la nuit, au tout petit matin, jâattendais dans la rue noire, devant la porte close, étonné dâêtre seul, angoissé de mâêtre trompé de lieu ou de date, un énorme sac sur le dos avec un peu de tout, des réserves de nourriture à un stock de papier de toilette, paré Ã
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