Je Suis à L'Est !
regardent quand je dis que je suis un ancien de Sciences Po Paris. Et docteur en philosophie. Certains, là encore, ne le croient pas.
Faut-il sâen offusquer ? Fustiger la méconnaissance, certes dramatique, de lâautisme ? Pleurer le délabrement de la société ? Jây vois plutôt autant de facettes dâune personne, autiste ou non, bien que je sois ici plutôt appelé à parler de la première épithète. Et de songer à cette phrase dâun personnage peu connu en France, Saul Alinsky : « Un type mâa dit un jour que jâétais un marxiste, financé par lâÃglise catholique romaine et lâÃglise presbytérienne, et qui reprenait les méthodes du gang dâAl Capone⦠Remarquez, je trouve le mélange intéressant. »
Samarkand, sur la route des soi(e)s,
le 11Â septembre 2012
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Lâenfance
Dans certaines cultures anciennes, comme celle des Inuits, un genre littéraire bien étrange à première vue était répandu : les souvenirs de la naissance, voire de la vie intra-utérine. Je me remémorerais longtemps lâeffet que me procura, imprévue, au détour dâun colloque, la rencontre de lâun de leurs plus éminents connaisseurs, Bernard Saladin dâAnglure, qui put les recueillir au Nunavik 1 peu avant leur oubli. Personnellement, je nâai conservé aucun souvenir fiable et distinct de ces premiers temps⦠Quelques images peut-être, mais comment sâassurer de leur véracité ? Ma sÅur, plus chanceuse, se remémore des instants de sa plus tendre enfance. Moins précoce, son petit frère ne sait que raconter.
La plupart de mes vieux souvenirs sont liés aux paysages de la Suisse. Très peu de visages ou de personnes, autrement que par leur silhouette lorsque celle-ci avait un trait qui la rendait aisément identifiable. La Suisse reviendra sans doute à plusieurs reprises dans ces pages. Je ne suis pas citoyen helvétique, ni ne détiens de compte bancaire en ces lieux. Simplement, de longues vacances passées dans les Alpes de la Suisse alémanique ont façonné mon enfance, et je ne saurais les oublier.
Parler, manger : premiers apprentissages
On raconte que, à lâaccueil de nombre de monastères bouddhistes, on demande dâabord au postulant sâil est humain ou sâil sâagit dâun esprit. Dans nos cultures occidentales, le critère dâhumanité varie. Un consensus semble émerger autour de lâaptitude au langage. Dans le test de Turing, que pour le moment nul ordinateur nâa franchi, lâopérateur doit être incapable de distinguer, dans une conversation, lequel de ses interlocuteurs est humain et lequel est une machine. Critère fort sage en apparence. Supposons toutefois que jâaie soit été sur ce point encore plus entêté que dâordinaire, soit que les aléas environnementaux lâaient décidé pour moi, bref, je nâai pas parlé du tout pendant plusieurs années. Serais-je humain ? Prophétie autoréalisatrice, notons-le bien, car un enfant jugé inapte à la parole ne bénéficiera souvent pas de son apprentissage, et de ce fait le deviendra effectivement.
Jâai eu la chance dâapprendre à parler, tant bien que mal. Je ne peux pas dire à quel moment jâai commencé. Lâamélioration progressive de mon élocution est restée relativement compliquée pendant longtemps â jusquâà maintenant, diront les mauvaises langues comme la mienne. Vers lââge de six ou sept ans, un étroit cercle familial â mes parents, ma sÅur â pouvait comprendre ce que je disais, mais les autres avaient beaucoup de mal ; je me souviens encore de scènes où la personne me faisait répéter encore et encore pour comprendre ma phrase, avant de se tourner vers mes parents pour lâ« interprétation ».
Avant dâexiger quoi que ce soit dâun enfant, il faut dâabord sâentendre sur ce que « parler » veut dire. Veut-on que lâenfant émette des sons comme le font les adultes ? Comme les enfants de son âge le font ou sont censés le faire ? Veut-on quâil comprenne les choses ? Si oui, lesquelles ? Ces interrogations sont loin dâêtre oiseuses. Un enfant sachant
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