Je Suis à L'Est !
lâimpression ou lâillusion dâavoir compris des choses. Ont, dâaprès ses dires, parfois plu à mon directeur de thèse. Leur autre conséquence fut de saboter ma thèse en dernière instance. Je lâai soutenue en 2009. Je ne lâai ni ouverte ni feuilletée depuis. Jâai encore moins entrepris des démarches pour la publier. Quelques personnes ont insisté pour que je leur en envoie le manuscrit par courrier électronique : je ne lâai pas fait. Cela se traduit par des phénomènes curieux, à la fois intrigants et amusants : ainsi, je suis incapable de dire dans quelle discipline jâai réellement fait ma thèse. Jâavais été pendant ces années rattaché à un Centre dâétudes germaniques ; mais je ne suis pas germaniste au sens universitaire. Je ne connais rien à Goethe ou Schiller. Pressé par la nécessité, je dis parfois que je suis philosophe ; en matière de philosophie, je ne connais probablement bien que le néant. Le constat que lâon puisse obtenir un doctorat dans une discipline à laquelle on nâentend goutte peut être intéressant en termes de formation personnelle ; il peut également être un signe qui montre que la réalité est parfois plus folle que les délires des fous ; il est avant tout dévastateur pour la suite concrète des choses.
Question de discipline, mais également de simple titre. à ma thèse, il y a le titre officiel et le titre officieux. Le premier est tenu pour le plus sérieux, le plus « vrai ». Or, je dois confesser que la veille du jour où je devais apporter le document électronique pour impression des quelques exemplaires destinés au jury, jâai pris conscience du fait que ma thèse nâavait ni sujet, ni titre. Dans un moment dâaffolement neuronal, à une heure fort tardive de la nuit, jâai dû inventer un titre ronflant. Je ne sais pas si les autres ont procédé de même en le dissimulant avec habileté, ou sâils ont, eux, fait des recherches sérieuses et méthodiques. Quant au titre officieux (réel ?) évoqué il y a quelques lignes, je lâignore ; dâordinaire, jâen invente un, plus ou moins plausible, ayant une sorte de lien avec les vagues souvenirs qui me restent de ces années de thèse, quand quelquâun me presse de questions.
à côté de ces questions dâindéfinition et dâinconnu par rapport aux nécessités sociales, je crois que mes tentatives dâapprentissage linguistique ont mis en Åuvre un deuxième mécanisme dâexclusion, moins apparent. Je commence à croire que les frustrations et lâignorance sont une composante essentielle et nécessaire de la vie humaine et sociale. Bien sûr, il y a des systèmes philosophiques qui disent ces choses. Les constater fut pour moi autrement plus fort. Le savoir est gênant. Lâune de mes activités â je nâoserais pas dire passe-temps, plutôt obsession â est de comparer les articles de la presse parus dans différentes langues ; non seulement, au cours du processus, ils sâenrichissent parfois de données, mais surtout, des éléments leur sont ôtés, imperceptiblement, lors du travail journalistique de mise en forme. Autant dâomissions indispensables au bon fonctionnement de la culture dâaccueil de lâarticle dans sa nouvelle version. Un mécanisme analogue est observable du côté des religions : telle phrase que les chrétiens attribuent à Jésus est attribuée ailleurs à Bouddha, à tel rabbin du Talmud, à un imam chez les chiites, que sais-je ? La chose quâil ne faut en aucun cas faire, qui est, elle, curieusement partagée, est de faire ces constats. Dans le milieu universitaire, qui manie les mots « interdisciplinarité », « transversalité », « excellence internationale » â un peu comme on parlait de « paix » et de « socialisme » du temps de mes parents â, certaines comparaisons sont possibles : par exemple, on a fini par tolérer les études comparant la Bible à des documents du Moyen-Orient ancien. Mais creuser au-delà ou plus loin nâest pas permis. Vous passerez pour un charlot et vos crédits seront coupés.
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