Je Suis à L'Est !
apprendre. Or, on en conviendra facilement, apprendre une langue, et même savoir hypothétiquement la parler, quand on nâest pas conscient quâon lâapprend ou quâon la connaît, nâest pas normal. La fameuse image classique du roi qui occupe sa fonction douze heures par jour, et dort le reste du temps en sâimaginant manÅuvre, et ce dernier, qui sâépuise douze heures par jour à la tâche en dormant le reste du temps et se rêvant roi, pourrait être reformulée : lâétudiant qui apprend un peu de tout en ne sachant pas quâil fait, et lâêtre serein qui ne fait rien⦠chacun complétera. Si lâinaction du second peut paraître blâmable, lâactivité du premier peut lâamener à son lieu naturel, à savoir le maintes fois abordé asile.
Retour à lâexclusion ?
Les contes de fées se terminent par une formule usée censée exhaler le bonheur. Sa critique, fort répandue, ne doit pas faire oublier la nécessité de faire, certes de diverses manières, de même. Il en va de la survie du récit. Malgré quelques contre-exemples, une histoire de la Belle au bois dormant qui, à la fin, échouerait à trouver son prince, nâintéresserait guère. Pour moi donc, évoquer un potentiel retour à lâexclusion nâest donc pas chose bienvenue. Peut-être que ce dernier reflète avant tout de sombres pressentiments personnels, aussi tentants quâirrationnels. Dâun autre côté, quel autre débouché final espérer à ma toxicomanie ? En faisant abstraction de la grande question de la réalité générale du processus, deux mécanismes me semblent devoir être évoqués. Lâun manifeste, lâautre plus discret, mais plus vicieux.
Le plus évident est ma difficulté, plus forte quâavant, à pouvoir me définir. On affirmera que ceci est chose positive. Sur le plan littéraire, peut-être. Néanmoins, je suis bien pris au dépourvu chaque fois que je dois répondre à cette question, pourtant innocente, routinière et même amicale, de ce que « je fais dans la vie ». Je peux faire appel à une forme dâhumour, détourner la question. Face à la même question toutefois posée avec sa froide assurance par un formulaire officiel, lâattitude à adopter ne va pas de soi. Ou du moins je nâai pas réussi à dépasser ce blocage. Quand on me demande de répondre honnêtement à cette question dans un contexte officiel, où une seule réponse est admise â alors que bon nombre de réponses possibles me viennent à lâesprit â, je ne peux que me sentir en fraude.
Il nây a pas que les cas très formels des documents à remplir. Reprenons le cas des langues. à quoi un tel apprentissage me mène-t-il ? Je suis incapable de donner une explication cohérente autre que purement autobiographique à la liste des langues que jâai étudiées à un moment donné. De plus en plus, dâailleurs, je la dissimule. Il y a quelques jours encore, lors dâun cours dâouverture, un professeur demanda qui connaissait des langues dâici, à savoir dâAsie centrale. Mon tour venu, je dis un nom de langue. à la fin du cours, usages culturels obligent, je discutai avec ce prof et il finit par comprendre que jâen connaissais dâautres. Je citai encore quelques noms de langues. Il me lança, fort étonné : « Mais pourquoi ne pas lâavoir dit ? Ce nâest pas honteuxâ¦Â » Je ne savais que répondre. Il revint, comme prévu, à la charge quelques instants plus tard, en me demandant pourquoi jâavais voulu apprendre ces langues. à nouveau, gêne de ma part. Et encore, jâavais malgré tout respecté en partie mon principe de précaution en ne débitant pas toute la liste.
Une autre situation analogue, où le potentiel menaçant de lâapprentissage se manifeste, tient à ma thèse. Si mes années de doctorat avaient commencé, aux problèmes médicamenteux près, par une approche relativement classique dâun point de vue disciplinaire, mes dégustations linguistiques ont promptement nourri ma thèse. Lui ont fait prendre des tournants imprévus. Mâont donné à maintes reprises
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