Jeanne d'Arc Vérités et légendes
a des pans entiers
de la réflexion nationale qu’elle ignore. Elle ne sait rien de la loi salique
ni de la translatio studii [44] qui justifie la supériorité française en matière culturelle. Elle sait juste
que ses saintes parlent en français. Jamais elle ne dit « la douce
France », jamais elle n’évoque ce jardin qu’est le royaume, plus beau et
plus riche que toutes les autres terres de chrétienté. Elle ignore tout de la
symbolique des insignes royaux, qu’il s’agisse des lys ou de la croix blanche.
Ce qu’elle sait est simple. Il faut que la France
appartienne aux Français et l’Angleterre aux Anglais. La paix sera rétablie en
chrétienté, si chacun reste chez soi dans sa terre. Ainsi pense aussi Jean de
Nouillompont, qui lui dit à Vaucouleurs : « Ma mie, convient-il que
le roi soit chassé du royaume et que nous soyons Anglais ? »,
s’interrogeant sur l’impossible disparition des nations. Cet adage « La
France aux Français » paraît aller de soi. Ce n’est pas le cas. Dans
l’Antiquité, la nation reposait sur le peuple et n’avait pas de terre qui lui
fût assignée. La seule exception était le peuple juif à qui une terre avait été
promise. À partir de la fin du XIII e siècle, les États d’Europe
devinrent territoriaux et leurs frontières plus stables. Philippe de Mézières
sous Charles VI, Jean de Montreuil puis Jouvenel des Ursins donnèrent des
justifications de cette coïncidence qui aurait été voulue par Dieu entre un
peuple et un territoire. À l’époque de Jeanne, l’adage ne visait que les
Anglais, qu’il s’agisse de leurs soldats ressentis comme des envahisseurs ou
des colons natifs de l’île que le gouvernement d’Henry VI s’efforçait
d’installer en Normandie.
Jeanne est-elle morte pour son roi ou pour sa patrie (ce
terme antique n’étant guère utilisé avant le XVI e siècle) ?
Non, penseront évidemment les Bourguignons. Jeanne est morte
dans la rébellion à son souverain légitime, le jeune Henry VI. Elle est
pour eux plus armagnac que française, l’émanation d’un parti qui prêche la
division, renouvelle la guerre et contribue à répandre le sang de ces bons et
fidèles chrétiens que sont les Bourguignons ou leurs alliés anglais. Elle fait
le mal et, pour cela, ils la condamnèrent. L’idée qu’elle n’a rien fait aurait
été pour eux parfaitement absurde.
Oui, penseront ses contemporains armagnacs ou partisans du
dauphin. Les guerres médiévales ont rarement un aspect national. Le chevalier
se bat par fidélité à son seigneur, pour sa dame, pour accroître la renommée de
son lignage ou pour augmenter sa gloire. En principe, seul le mercenaire combat
pour gagner soldes et butins. Mais, si le royaume est envahi, le roi peut et
doit appeler tous les sujets de son royaume à défendre la terre commune. Ceux
qui mourront dans ces guerres justes seront appelés « martyrs »,
comme ceux qui meurent pour Dieu à la croisade. Le roi fera prier pour leurs
âmes et prendra en charge leurs femmes et leurs enfants.
Si les Armagnacs n’ont pas inventé la mort pour la patrie
(qu’on trouve justifiée clairement dès le règne de Charles V), ils en ont
démontré la nécessité et la gloire. Christine de Pisan, Robert Blondel, Jean de
Montreuil ou Alain Charrier sont armagnacs. Les leurs étaient morts en grand
nombre à Azincourt ou à Verneuil. C’est pour Marie de Berry que Christine
affirma que les morts d’Azincourt avaient vu s’ouvrir le Ciel. Après le
désastre de Verneuil en 1424, les états du Dauphiné fondèrent à Grenoble une
messe hebdomadaire pour ceux qui y étaient morts, tandis qu’une Vierge au
manteau fut peinte pour abriter leurs portraits agenouillés. Enfin, en 1422, un
mercenaire pyrénéen, par ailleurs peu recommandable, le Bâtard de Vaurus,
préféra, lors du siège de Meaux, mourir plutôt que de jurer fidélité à
l’Anglais.
Cependant Jeanne en 1431 n’était pas morte héroïquement sur
le champ de bataille, mais suppliciée d’une mort honteuse et douloureuse. Ses
partisans construisirent donc celle-ci sur le modèle christique. Comme Lui,
elle avait été trahie par les siens. Son histoire comptait un Judas fort
présentable, Guillaume de Flavy, un Caïphe, Pierre Cauchon, et un centurion
touché par la grâce, le secrétaire du roi d’Angleterre qui s’écriait :
« Nous sommes perdus, car nous avons brûlé une sainte. » Comme le
fils de Dieu s’était
Weitere Kostenlose Bücher