Joséphine, l'obsession de Napoléon
avare du sang des Bourbons ! Cambacérès demanda audience par la suite et tenta de représenter au Premier consul l’horreur universelle qu’inspireraient l’enlèvement et l’exécution d’Enghien. Bonaparte, argua-t-il, avait été jusqu’alors étranger aux crimes de la Révolution et, en les imitant, il risquait d’attirer sur lui l’opprobre universel. Rien n’y fit : Bonaparte se montra encore plus implacable en privé qu’il l’avait été en public. L’affaire était trop avancée pour qu’on pût reculer, déclara-t-il, et la leçon contraindrait les Bourbons à renoncer à leurs abominables projets.
Joséphine, que l’agitation croissante à Saint-Cloud et à Paris alarmait au plus haut point, s’était trouvée dans le bureau de Bonaparte lorsque Cambacérès y était entré ; priée de sortir sur un signe de son époux, elle se posta « en embuscade », selon ses termes, pour obtenir quelques informations sur leur entretien ; en fait, l’oreille à la porte, elle avait tout entendu. Quand le deuxième consul sortit, il était dans tous ses états :
— Ah, madame, unissez vos efforts aux miens pour sauver votre époux. Il touche au moment de commettre une action indigne de lui et qu’il réprouvera plus tard.
Et il répéta à Joséphine ce qu’elle savait déjà. Elle et Hortense firent l’impensable : elles allèrent prier, c’est le mot, Laetitia de se joindre à elles pour plaider la cause de celui qu’on accusait injustement. Madame Mère le fit. En vain.
— Tu succomberas le premier dans l’abîme que tu creuses aujourd’hui sur les pas de ta famille, lui cria Laetitia.
Sinistre prédiction. Il les mit à la porte. Il paraissait à bout, proche des larmes.
Personne cependant ne sut rien du projet approuvé par Bonaparte, mais dont la suite a démontré qu’il avait été mis en oeuvre par Talleyrand ; devenu empereur, Bonaparte devait le lui reprocher publiquement ; il oubliait que c’était lui qui avait ordonné ce crime d’État. Un millier d’hommes sous le commandement du général Ordener partit enlever le duc d’Enghien dans l’État de Bade, dans la nuit du 15 mars 1804, en violation du droit des États. Le prisonnier fut ramené à Paris le 20 mars 1804 à 18 heures et enfermé au fort de Vincennes ; il y serait jugé immédiatement par une commission militaire. Et fusillé à l’aube.
L’émotion fut vive à Paris et à Saint-Cloud.
Joséphine courut se jeter aux pieds de Bonaparte. Elle le supplia d’épargner Enghien, arguant que les Français seraient sensibles à la magnanimité du geste, parce qu’ils chérissaient la clémence et que, conserver la vie des hommes, c’était se rapprocher de la divinité.
Il lui rétorqua sèchement, une fois de plus, que les femmes ne devaient pas se mêler des affaires d’État et lui interdit de revenir sur la question. Elle l’étreignit, le suivit à travers deux appartements. Il s’échappa {17} .
La soirée fut morne. Bonaparte demanda à Mme de Rémusat pourquoi Joséphine était si pâle ; la dame d’honneur tenta d’expliquer que sa maîtresse avait oublié de mettre du rouge sur ses joues. Il ricana :
— Ça n’arriverait pas à ma Joséphine ! Elle sait que rien ne sied mieux à une femme que le rouge et les larmes.
Puis il se leva et alla caresser la poitrine de Joséphine comme s’ils étaient dans l’intimité de leur chambre à coucher. À la fin de la soirée, il l’y suivit d’ailleurs.
Là, il tomba dans la torpeur, sembla dormir, puis se réveilla en poussant des cris. Au matin, Murat et Hulin arrivèrent à Saint-Cloud et se présentèrent devant lui.
— Remettez-moi sur-le-champ la minute du jugement rendu contre le prince, leur dit-il. Je le désavoue. Je lui fais grâce.
Les généraux Murat et Hulin le regardèrent en silence. Ils ne pouvaient avoir oublié que, dans sa folie criminelle, c’était lui qui avait dicté dans le moindre détail le jugement et l’exécution d’Enghien :
Vous ordonnerez à vingt gendarmes d’élite à cheval, à vingt gendarmes d’élite à pied et à un piquet de soixante hommes de la garnison des différents corps, sous les ordres d’un capitaine, d’un lieutenant et d’un sous-lieutenant, de se rendre à Vincennes pour y faire garnison et exécuter la sentence.
Car il connaissait la sentence d’avance. Puis ils lui déclarèrent que le jugement avait été exécuté. Il parut frappé de stupeur.
Weitere Kostenlose Bücher