Joséphine, l'obsession de Napoléon
thermidoriens avec les fournisseurs de l’armée et le séquestre. Quant à Barras lui-même, certains bavards lui confièrent que, lors de sa terrible campagne dans le Midi, il avait monnayé ses grâces à quelques ennemis présumés de la Révolution et s’était ainsi constitué un beau magot. Il pouvait assurément payer ses plaisirs.
Il les paya, d’ailleurs.
L’argent devenait, en effet, un souci croissant de Rose Tascher de La Pagerie, veuve Beauharnais : refaire sa vie n’aurait de sens que si elle prenait sa revanche sur les épreuves endurées depuis qu’elle avait quitté la Martinique.
Les cadeaux de Barras lui permirent de quitter l’hôtel de la rue Saint-Dominique, décidément exigu et peu fourni – pour ses dernières réceptions, elle avait dû emprunter de la vaisselle aux voisins, les Pasquier –, et de déménager ses quelques biens dans un autre hôtel, au 5, rue Chantereine {5} . Plutôt qu’une demeure aristocratique, c’était une maison bourgeoise de bon ton, architecturalement parlant, s’entend : si ses murs avaient pu parler, le quartier n’en eût plus dormi. Sa dernière occupante, Julie Careau, qui avait cédé le bail à Rose, était l’ancienne épouse du tragédien Talma, gloire du théâtre français.
Enfant trouvée, née à la fin du règne de Louis XV, Julie Careau avait bénéficié, au fur et à mesure des ans, de protecteurs de plus en plus prestigieux, grâce à deux maquerelles de talent, la Mère Carotte et la Tristan : Charles de Rohan, maréchal de France, Mirabeau, le philosophe Chamfort, le poète André Chénier, le musicien Méhul, Benjamin Constant, Narbonne, futur amant de Mme de Staël… Aucun d’entre eux n’oublia de laisser sur l’oreiller une rente pour la douce Julie ; ce fut ainsi qu’elle put acheter en 1775 deux maisons dans la même rue Chantereine, l’une pour 40 000 livres, celle qu’elle occupait, l’autre pour 32 000.
Rose en avait beaucoup entendu parler avant de la rencontrer et un point l’avait frappée dans les biographies plus ou moins colorées qu’on lui avait racontées : Julie Careau avait, elle aussi, épousé un vicomte prénommé Alexandre, mais c’était Alexandre de Ségur. Elle aussi en avait eu deux enfants. Et elle aussi avait été abandonnée. Elle avait bien connu un grand amour dans sa vie, le beau Talma. Mais la mélancolie du tragédien avait tourné à la neurasthénie. Et les dettes avaient fini par séparer les amants.
Julie était encore en vie. Aucun fantôme ne hantait donc la demeure où Rose s’installa en août 1795.
Elle s’y partagea entre Hoche, quand il était de passage à Paris, et Barras. Le premier n’était pas de ceux qu’une femme généreuse eût mis à contribution ; il ne roulait pas sur l’or et tenait pour un luxe fou le bain chaud que, sur ordre de leur maîtresse, les domestiques de la rue Chantereine faisaient couler pour lui ; il était donc un amant de coeur.
Le second, qui était un protecteur, accordait ses libéralités aux faveurs que Rose lui consentait, mais, comme il l’avait contaminée par son goût effréné du luxe, elle dépensait beaucoup et le trouvait souvent parcimonieux. Aussi ne négligeait-elle pas de bonnes fortunes épisodiques, comme celle que représentait un autre ex-terroriste, thermidorien convaincu, Joseph Fouché. De temps à autre, quand elle le rencontrait pour souper au Palais-Royal, il lui glissait un rouleau d’or.
Cette galanterie vénale, elle en était consciente, lui durcissait le coeur. Tous ces hommes avaient du sang sur les mains, et elle n’osait imaginer combien de ce sang-là était celui d’innocents, des gens dont le seul crime était de n’avoir pas adhéré aux délires inhumains d’hommes tels que Marat, Hébert ou Robespierre. À trop y songer, elle serait retournée pour toujours à l’abbaye de Panthémont.
Elle préférait croire que ce qu’elle donnait à des hommes méprisés était en réalité vendu : l’usage d’un corps pour quelques heures, et la comédie des émois pour caresser leurs vanités. Peu de chose en vérité, sauf avec Lazare Hoche, n’était que ce dernier courait aussi les filles à soldats quand il était en campagne. Mais il était, lui, un véritable amoureux.
Elle s’efforçait également de rassembler ses propres moyens. Il lui restait du bien à la Martinique, puisqu’elle était désormais la seule héritière de la famille. Or, l’île étant sous
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