Joséphine, l'obsession de Napoléon
Elle n’en fut pas scandalisée : il était influent et, d’ailleurs, elle en avait entendu de belles aux Carmes et depuis sa libération. Tout vêtus de vertu républicaine, ces beaux messieurs du Comité de salut public s’étaient comportés comme des voleurs de grand chemin, pratiquant à qui mieux mieux le rançonnement, le chantage ou l’accaparement pur et simple. L’affairisme, que pratiquait activement Barras, était le moindre de leurs crimes. Ils avaient trempé dans des dizaines de milliers d’exécutions iniques, et voilà qu’ils prenaient les postures de héros virginaux et se donnaient des manières d’Ancien Régime.
Ce dernier point n’était pas vraiment celui dont on eût pu faire reproche au vicomte de Barras puisque, tout régicide qu’il fût, sa famille avait appartenu à la noblesse. Alors que les anciens meneurs de sans-culottes s’installaient sans vergogne dans les demeures aristocratiques de la capitale, après en avoir massacré les occupants, il occupait légitimement, lui, une grande maison dans le quartier de Chaillot ; il n’avait eu qu’à transformer en domestiques des gardes républicains et des pétroleuses pour en assurer le service. L’ancien bourreau des fédéralistes et des royalistes du Midi y invita celle qui demeurait entre parenthèses vicomtesse de Beauharnais.
Il n’eût pu faire autrement : Rose ne possédait certes pas ce type de beauté fleurie et dodue qui fait tourner les têtes, mais elle s’imposait par une séduction supérieure, perceptible des vrais amateurs. La tunique, quasiment républicaine depuis l’abandon des robes à paniers, flattait déjà sa silhouette svelte et ferme, dans la plénitude de la jeunesse, et les décolletés pro-fonds des merveilleuses faisaient valoir sa poitrine déjà mûre. Son regard sombre et vif frémissant dans un visage altier, sa bouche mince prête à la riposte, son port hautain et pourtant gracieux intimidaient les pusillanimes : les autres, les conquérants, étaient immanquablement attirés par cette place forte. Barras en fut donc. Aucun cercle n’était complet sans elle.
Ce grand thermidorien souffrait d’un excès des qualités et des défauts de bien des hommes, surtout de ceux de son parti.
« Canaille en perruque », disaient de lui ses rivaux malheureux,
« mufle insolent », les maîtresses trop vite abandonnées. Mais il était remarquable manoeuvrier, intuitif et vigilant jusque dans son sommeil. Ainsi avait-il non seulement survécu, mais quasiment triomphé, à l’instar d’un Fouché, d’un Collot d’Herbois et de quelques autres.
Rose reconnut en lui l’homme de pouvoir, il ne vit qu’une proie. Fat comme on l’est souvent quand on est puissant, il prit la tunique de soie ivoire pour un drapeau blanc et ne s’avisa du piège que lorsqu’il y fut tombé. N’éprouvant pas de désir pour lui, Rose n’en fut que plus à l’aise pour le faire languir, sachant que les assiégeants sont aussi éprouvés que les assiégés.
Dès le premier soir, elle avait de surcroît été stupéfaite par le luxe de la maison de Chaillot, que certains n’hésitaient d’ailleurs pas à appeler ironiquement l’« hôtel de Barras ». Les bougies brûlaient par douzaines, les miroirs et les cristaux des luminaires étincelaient, visiblement nettoyés au vinaigre blanc. Les alcools coulaient à flots et la chère était abondante. Comble de provocation, un petit salon avait été aménagé pour les joueurs de bésigue, nouveau jeu à la mode. Rose entendit qu’on y pariait jusqu’à 100 livres.
Sur un compliment de la vicomtesse, Barras saisit l’occasion de faire valoir son opulence et lui fit visiter les lieux. Salons intacts et somptueux, tentures, tableaux et statues, l’endroit n’avait guère souffert des bourrasques de la Révolution. Et l’on comprenait mieux que leur maître eût été le bourreau de Robespierre après tant d’autres : il avait dépêché l’Incorruptible aux Enfers avant d’y être lui-même expédié.
— Mais vous êtes le plus bel ornement de céans, déclara-t-il sur une caresse du bras, l’oeil égrillard.
— Je n’ai pourtant pas vu mon socle, repartit-elle sur un ton plaisant.
Cela en disait assez. Rose avait estimé le train de maison à 100 000 livres, et ce n’était certes pas son stipende de chef de l’Armée de l’intérieur qui l’assurait à Barras. Elle en avait appris assez sur les arrangements de certains
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