Joséphine, l'obsession de Napoléon
Je compte y passer l’hiver et m’y enfermer. Je suis ennuyé de la nature humaine ; j’ai besoin de solitude et d’isolement. Les grandeurs m’ennuient ; le sentiment est desséché ; la gloire est fade. À vingt-neuf ans, j’ai tout épuisé ; il ne me reste plus qu’à devenir bien franchement égoïste. Je compte garder ma maison ; jamais je ne la donnerai à qui que ce soit. Je n’ai plus que de quoi vivre.
Adieu, mon unique ami, je n’ai jamais été injuste envers toi, malgré le désir de mon coeur de l’être… Tu m’entends… Embrasse ta femme, Jérôme…
Ces lettres ne sont jamais parvenues à destination : elles auraient été saisies en mer, cinq jours plus tard, par un croiseur anglais, et l’Amirauté les fit reproduire, avec la traduction, dans la presse anglaise. Jolies manières.
Dénouement de ce drame : Joséphine dînait chez Gohier, le président du deuxième Directoire, quand un messager lui remit un mot de son fils Eugène, transmis par le nouveau télégraphe Chappe ; ce fut ainsi qu’elle apprit le débarquement de son époux et de son fils à Fréjus, dans la matinée de ce 8 octobre 1799. Le lendemain, elle courut au-devant d’eux, jusqu’à Lyon. Mais Bonaparte était passé par le Bourbonnais et Nevers et il entra à Paris le 12, en début de soirée, précédé de cavaliers et accompagné d’Eugène, ainsi que de Joseph et de Lucien, qui l’avaient attendu à Lyon.
Certes, les gens de cette époque étaient portés à des gesticulations dramatiques, mais ce mélodrame-là est suspect à bien des égards. Pour commencer, il ressemble trop à un mélo, en effet.
Reprenons le drame depuis le début. Il est possible que Bonaparte ait, jusqu’au Caire, été obsédé de l’absence de Joséphine ; Eugène de Beauharnais rapporte que, pendant la traversée, qui dura quelque deux semaines, son beau-père lui parlait tous les soirs de sa mère. Mais il est étrange qu’au terme de l’effroyable marche vers Le Caire, où une trentaine de soldats assoiffés périrent piétinés dans une course vers les puits et où quelques-uns se suicidèrent quand ils découvrirent que les puits étaient à sec, des militaires tels que Junot et Berthier – qui était en termes amicaux avec Joséphine – aient eu le loisir de débiter des ragots de bonne femme.
Que pouvaient-ils savoir de neuf sur la liaison de Joséphine avec Hippolyte Charles ? Ils étaient partis de France depuis trois mois et, dans les semaines précédentes, ils avaient été occupés à préparer l’expédition. Le passage de la lettre d’Eugène de Beauharnais, « Charles est venu dans ta voiture jusqu’à trois postes de Paris », ne peut se rapporter qu’à l’épisode décrit plus haut et qui remonte à 1796 ; comment croire que deux des généraux, Junot et Berthier, lancés dans une aventure aussi mouvementée et périlleuse que l’expédition d’Égypte ressassent des histoires vieilles de trois ans et qui ne pourraient que démoraliser leur chef ? On sait la rudesse des moeurs militaires, mais là elle frise l’impudence sinon la sottise. Pour mémoire, Julien, lui, est un des aides de camp de Bonaparte, qui sera assassiné par des Arabes alors qu’il allait livrer un message à l’amiral Brueys, chef de l’escadre française à Aboukir.
De surcroît, Bonaparte était informé depuis près d’un an de la liaison de sa femme avec Charles, comme on l’a vu plus haut, et il connaissait depuis bien plus longtemps les rapports de Joséphine avec Barras ; il s’en était accommodé parce qu’il avait besoin de ce dernier. Il savait probablement aussi la liaison de Joséphine avec Hoche, commencée dans la prison des Carmes, et s’il s’y résigna à contrecoeur, sa passion pour Joséphine n’en souffrit pas. Était-ce le personnage de Charles, « cette petite figure à putains », comme il l’appelle à Sainte-Hélène, qui l’indisposait ?
Il aurait fallu bien de la mauvaise foi pour feindre de découvrir cette liaison à la faveur des ragots de compagnons d’armes. En tout cas, son explosion de colère paraît démesurée. A-t-elle bien eu lieu de la façon décrite et généralement reprise ? Nous n’en avons comme preuve que le témoignage de Bourrienne dans ses Mémoires, source de toutes les descriptions romancées qui ont suivi. Or Bourrienne, secrétaire de Bonaparte, puis de Napoléon, est un personnage dont l’objectivité est discutable : son intimité
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