Journal de Jules Renard de 1893-1898
c'est moi qui inscrivais le nom des boîtes ou des flacons à acheter, et je n'osais pas demander au médecin l'orthographe des mots difficiles.
Il dort assis sur son lit, narines ouvertes, son madras rouge, blanc et bleu, noué autour de la tête, son lorgnon sur le nez, les mains sur le ventre, et, dans ses mains, le journal L'Éclair retombé sur l'édredon.
Après la visite du médecin, nous nous concertions sur son état, et ma mère s'approchait pour entendre : elle avait encore l'air d'écouter aux portes.
Il disait narquoisement au médecin :
- Je viens de manger une omelette au lard avec des fines herbes.
Cette espèce de joie au champagne que donne le « Ça va mieux ! » d'un moribond.
Philippe me dit :
- A Paris, vous êtes comme des oiseaux en cage bien soignés, mais toujours prêts à s'envoler.
Mon père. La diarrhée le dégoûtait, et il a été bien heureux quand il a pu péter ferme.
La voix des vieillards, qui est une voix sans os, sans arêtes.
Mallarmé écrit avec intelligence comme un fou.
20 juillet.
Et déjà je suis obligé de faire la nuit sur mes yeux pour le voir.
21 juillet.
Oh ! pas maintenant ! Mais je sens bien que, plus tard, dans un moment de dégoût absolu, ce que Baudelaire appelle « la morne incuriosité », je ferai comme lui. Petite cartouche vide qui me regardes comme un oeil crevé !
Que jamais on ne dise : « Son père fut plus brave que lui ! »
24 juillet.
Papon est mort hier soir, à dix heures. Il aurait pourtant bien voulu travailler encore, couper son blé lui-même, car son blé ne vaut pas ce que lui coûterait un autre homme pour le couper.
Quand il a dû reconnaître que, décidément, il ne pouvait plus travailler, il a dit à Marinette :
- Je crois qu'on va finir par être malheureux.
Dès qu'ils sont malades, ils préféreraient être morts. C'est de la vie si triste qu'on n'ose pas en faire de la littérature.
Quand ils se voient malades, ils disent aux leurs : « Ah ! bien, je vais vous en faire, de la coûtance ! »
Et la pharmacie ! S'imagine-t-on que les plus riches, c'est-à-dire ceux qui mangent tous les jours de la soupe au lard, peuvent se payer des flacons de huit francs ?
Ils empruntent mille francs pour acheter un peu de terre, et jamais, jamais ils ne peuvent faire mieux que de payer les intérêts de cet argent. C'est une dette à vie. Ils ne se défient pas assez du notaire sans lequel ils n'osent rien conclure, et pourtant les notaires se paient d'avance.
On s'offusque de leurs vices, de leurs défauts, de leurs sournoiseries, de ce qu'ils boivent, battent leurs femmes. On oublie que la misère leur donne droit au crime.
Ce qui étonnait le plus Papon dans la mort de mon père, c'est que, si bien soigné, il se soit tué.
- Si j'étais soigné la moitié aussi bien que défunt M. Renard, disait-il à Marinette, on ne verrait pas ma fin.
Il mangeait des pleines « terrasses » de soupe, et ensuite il se plaignait d'être gonflé.
Un matin, à trois heures, il se sentait bien. Il se levait, voulant aller couper son blé, et sa femme lui faisait chauffer un reste de café.
Mon père avait du coeur, mais son coeur n'était pas un foyer.
26 juillet.
Sa mort m'avait, pour un temps, déraciné.
Ici on brûle la paillasse d'un mort : c'est une mesure de santé. Bien entendu, on garde la toile. On ne brûle que la paille, et l'on ne touche ni au matelas, ni au reste de la literie.
Les vieux. Celui-là sent comme un petit « grillonnement » dans la tête. L'autre vient de perdre un petit-fils au régiment. L'autre vient d'avoir le pied écrasé par une bûche de bois. Un autre a un mal de dents perpétuel, et il a appris à jouer du violon pour se calmer.
Philippe dit à mon père :
- Vous êtes du même âge que mon père.
- Ah ? Quel âge aurait-il donc ?
Philippe calcule, bat ses chiffres et dit :
- Il aurait cent sept ans.
Sans avoir l'air de plaisanter, papa répond :
- On vieillit peut-être plus vite quand on est mort.
- Je voudrais bien avoir une belle maladie comme ça, moi, lui dit Maurice, qui tapote l'édredon, tire l'oreille d'un oreiller, et ajoute : « Es-tu bien ? Si tu as besoin de quelque chose, il faut le dire. Ne crains rien !
- On voit bien que Jules n'aime pas ça ! dit mon père.
Et il dit que je m'écarte, que je pousse Maurice du côté du vase.
Et il va falloir que je me maintienne le nez sur le vase, pour prouver à mon père toute mon affection.
On dit à une vieille cousine de la campagne : « Venez donc déjeuner !
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