Journal Extime
cette plaie humide aux lèvres frémissantes. Ce qu’il ignore, c’est qu’il est victime d’un envoûtement. Son pire ennemi est pharmacien et sculpte des suppositoires à son image. Il les vend ensuite à telle ou telle personne. Le narrateur a un rêve obsessionnel : se glisser tout entier dans cet anus et y fondre de plaisir. À ce stade, la sodomie est totalement dépassée. Elle n’est tout au plus qu’un petit commencement.
Depuis dix jours, un anticyclone d’une extraordinaire stabilité maintient une haute pression exceptionnelle (1 045 millibars).
Un article du Stern allemand intitulé Die Unbesiegbaren (« Les invincibles ») fait état d’une enquête d’où il ressortirait que les adultes les plus résistants aux maladies ont eu une enfance maladive. Illustration du mot de Nietzsche : « Tous les coups qui ne me tuent pas me fortifient. » Principe de l’immunologie : le vaccin est un coup qui ne me tuant pas me fortifie. Il en résulterait aussi que la récente disparition des « maladies d’enfance » (oreillons, varicelles, coqueluche, appendicite, etc.) ferait des adultes moins résistants.
Grâce au Grand Prix des lettres de Monaco, je suis présenté à François Valéry, qui fait partie de son conseil d’administration. Je lui dis aussitôt l’admiration ardente que je nourris pour son père que je n’ai jamais approché sinon en suivant ses cours au Collège de France. J’ajoute que je suis ému de sa ressemblance physique avec lui. Je crois sentir que mes propos l’agacent quelque peu. Sans doute est-ce lassant à la longue d’être toujours « le fils de ».
« En ce qui concerne ma ressemblance physique avec Paul Valéry, me dit-il, elle est le pur fruit du hasard, car il n’est pour rien dans ma naissance. Oui, voilà comment les choses se sont passées. Ma mère avait eu deux enfants. Le médecin lui annonce qu’elle n’en aurait plus jamais. Elle est très contrariée, car elle en souhaitait un troisième. Les années passent. En désespoir de cause, et comme elle est très pieuse, elle fait un pèlerinage à Lourdes. Elle plonge dans la piscine miraculeuse, et en ressort enceinte de moi. Vous voyez bien que Paul Valéry n’y est pour rien. »
Il me raconte également qu’à la fin de sa vie, Paul Valéry recevait la visite d’un jeune pompier assez rustique, dont on lui transfusait des doses de sang. Les relations si particulières – et comme vampiriques – qui unissaient les deux hommes le laissaient assez perplexe.
Dégel. Parfois à grand fracas un bloc de glace se détache du toit. Dans les villes, il y a des voitures défoncées, des piétons assommés. Le jardin sort hagard et comme naufragé de l’hiver. La terre est toute molle. Pour la première fois j’entends l’appel printanier de la mésange. Il ne se passe rien en dehors de la grande histoire que la météorologie écrit dans le ciel.
Déjeuner chez Drouant. Le maître d’hôtel, Jacques Trépardoux, m’apprend qu’il est né quelques heures après moi, le 20 décembre 1924.
Écrivant Angus , j’hésite à employer le mot « crocheter » dans le sens de « tourner brusquement » (il s’agit d’une biche). Je consulte le Grand Robert. À « crocheter », je trouve comme dernier sens (rare !) ce que je veux, justifié par une longue citation de mon Roi des Aulnes (il s’agissait alors de lièvres).
Valéry Larbaud a été aphasique les vingt dernières années de sa vie. On raconte qu’il ne pouvait plus dire que les cinq mots suivants : « Bonjour les choses de la vie ! », salutation qui touche par sa joyeuse simplicité. J’aurais voulu la placer en exergue de mon livre Célébrations.
Je ne sais pourquoi, je songe en même temps à cette définition – par qui ? – de Victor Segalen : « Un Monsieur Teste qui aurait la tête ailleurs. »
Le froid cède brusquement. Un violent orage avec éclairs et tonnerre éclate et s’accompagne bizarrement d’une tempête de neige. Nuages noirs qui accouchent d’une neige blanche avec des éclairs rouges.
Voyage à Londres. J’emprunte pour la première fois l’Eurostar. Le passage sous la Manche n’a rien de bien remarquable. C’est un long tunnel (vingt minutes) tout à fait semblable à certains tunnels alpins. Le moment fort de ce bref séjour fut un déjeuner au Reform Club, somptueux et antique établissement où, selon Jules Verne, Phileas Fogg a fait son
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