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Journal Extime

Journal Extime

Titel: Journal Extime Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Tournier
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pari d’un tour du monde en quatre-vingt jours, et où il revient triompher. Le responsable n’a pas eu l’humour qu’il aurait fallu pour faire figurer son portrait parmi ceux des membres les plus illustres du Club. J’y trouve celui d’un Earl Grey, et on me déçoit en m’expliquant qu’il est là non pour avoir mis de la bergamote dans son thé, mais pour avoir été Premier ministre de 1830 à 1834.
    Je suis rentré chez moi depuis une heure quand on sonne. C’est un adolescent de quinze à dix-sept ans assez chétif qui veut me vendre des marionnettes. Il me dit être séropositif et détenu à Fleury-Mérogis. Il fabrique dans un atelier ces petites poupées et a le droit de sortir pour les vendre. Son surveillant l’attend sur la place du village et lui accorde vingt minutes. Il s’appelle Small et est Kabyle algérien. Je me demande si tout cela n’est pas trop noir pour être vrai.
     
    Je tombe dans le tome I des œuvres de Paul Valéry de la Pléiade sur un texte magnifique, Louanges de l’eau. Un sommet littéraire. Or une note nous apprend qu’il s’agit d’un texte publicitaire commandé à Valéry par la source Perrier. Je trouve remarquable cette utilisation par le génie de Valéry d’une occurrence totalement commerciale. J.S. Bach ne procédait pas autrement quand il répondait à une commande de sonate ou de cantate par un chef-d’œuvre immortel. Les mots « génie » et même « talent » ne faisaient pas partie de son vocabulaire. Il ne connaissait que le savoir-faire de l’artisanat le plus humble.
    Je note aussi que Le Bois amical, le poème le plus délibérément homosexuel que je connaisse, ayant été à l’origine dédié à André Gide, cette dédicace a disparu ici. Il est vrai que quelques années plus tard Valéry dédiait sa Jeune Parque au même André Gide.
     
    Saint Jean-Baptiste a dit : « Il faut que je diminue pour qu’il croisse ». « Il » c’est le Soleil-Christ. La Saint-Jean va donc se situer le 26 juin, alors que les jours sont les plus longs et commencent à diminuer, et la naissance du Christ le 25 décembre, au moment de l’année où les jours sont les plus courts et commencent à croître.

AVRIL
    C’était à l’époque où j’allais en Tunisie en emmenant ma voiture. Ce n’était pas une petite affaire. Il fallait descendre à Marseille, embarquer sur un car-ferry, et on débarquait vingt-cinq heures plus tard à La Goulette.
    Il m’arrive un jour de ramasser un enfant qui faisait de l’auto-stop. Enchanté de l’aubaine, il s’étale sur son siège, lève les jambes et pose son pied nu sur le pare-brise. Quinze jours plus tard, je rembarque sur le car-ferry, je débarque à Marseille et je reprends la route de Paris. Un matin de novembre un brusque changement de température a pour effet de couvrir de buée l’intérieur des vitres de ma voiture. Et sur le pare-brise, je vois apparaître l’empreinte du pied nu de l’enfant tunisien.
     
    Avril 1992. On annonce la mort simultanée du compositeur français Olivier Messiaen et du peintre anglais Francis Bacon, à peu près au même âge (nés respectivement en 1908 et en 1909). On imagine mal un contraste plus total et plus naïf : le musicien du Ciel et le peintre de l’Enfer. Faits pour s’entendre en somme.
     
    Le printemps me fait découvrir une nouvelle occupation qui pourrait bien tourner à la manie : astiquer les carreaux des fenêtres. J’y trouve une grande satisfaction morale. Les vitres sont bien évidemment la conscience de la maison. Vitres limpides, conscience pure…
     
    K.F. vient me raconter une bien étrange histoire. Il y a quarante ans, il s’était fiancé avec la jeune et très riche Sophie. Puis l’aventure l’avait repris et, les fiançailles ayant été rompues, ils s’étaient perdus de vue, et K. s’était lancé dans une carrière assez agitée aussi bien sur le plan privé que sur le plan professionnel.
    Et voici que, quarante ans plus tard, le hasard les remet en présence. Sophie ne s’est pas mariée et elle a fort bien vieilli. Elle invite son ancien fiancé à passer le week-end chez elle. Château, serviteurs, grands feux de cheminée. K. a sa chambre, son bureau, sa salle de bain, avec peignoir et pantoufles. On lui trouve même des bottes qui lui vont parfaitement, et il fait avec Sophie de longues marches dans la campagne. Il se voit alors couler dans ce moule confortable qui lui est offert. Il lui semble bientôt

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