Julie et Salaberry
familiale lui manquait. De leur côté, Amélie et Adélaïde, ses chères sÅurs toujours célibataires, lâattendraient avec un cadeau: sans doute un nouveau gilet ou une veste dâintérieur quâelles auraient confectionnée pour son retour. Cela se passait toujours ainsi, quand il revenait à la maison pour une rare permission. Comme il avait hâte de les retrouver! Ensemble, ils se consoleraient de la disparition de leur frère Maurice, mort aux Indes lâannée précédente des suites de terribles fièvres. Il espérait que sa présence aurait pour effet de réconforter sa mère, en attendant le retour des Indes de François, ce cher «Chevalier» comme on appelait dans la famille le fils cadet. Lorsquâil avait appris la mort de Maurice, Salaberry â fortement ébranlé par la disparition du compagnon de jeu de son enfance â avait immédiatement écrit au duc de Kent afin quâil fasse le nécessaire pour faire revenir Chevalier en Angleterre et, à partir de là , le rapatrier au Canada.
Le militaire frissonna et resserra son manteau pour mieux sâenvelopper. Il restait un peu plus dâune lieue à parcourir avant dâêtre en vue du manoir des Salaberry à Beauport. «Je vais attraper un rhume ou mâenfiévrer. Il est temps que je retrouve un bon feu», se dit-il en talonnant sa monture. En cheminant, il sâinterrogea sur les motifs à poursuivre une carrière militaire qui exigeait tant de sacrifices. Il avait fêté ses trente-trois ans en novembre et comptait déjà dix-huit ans passés dans lâarmée. Mais il était ambitieux et souhaitait atteindre le grade de lieutenant-colonel. Un rêve quâil partageait avec son père, Louis de Salaberry, si fier de voir tous ses fils officiers de la plus grande armée du monde.
Salaberry songea quâil apportait dans ses bagages quelque chose qui comblerait son père. Son supérieur immédiat, le général Francis de Rottenburg, dont il était depuis peu lâaide de camp, lui avait appris quâil avait été désigné major honoraire. Il approchait du but.
«Certes, père sera satisfait, se dit lâofficier. Mais cela ne reste quâune simple promesse tant que le ministre de la Guerre, qui est en Angleterre, nâaura pas confirmé le titre. Et lorsque jâaurai enfin obtenu définitivement le poste de major qui mâest dû, combien de temps faudra-t-il, par la suite, avant que je ne sois promu lieutenant-colonel?»
Salaberry avait attendu douze ans le rang de major, malgré ses impressionnants états de service! Il avait servi tant sur mer que sur terre, et participé à de nombreuses batailles où il sâétait distingué par sa bravoure et dâindéniables qualités de meneur dâhommes. Ses supérieurs reconnaissaient en lui un officier de talent. Le malheur était que lâargent avait toujours manqué.
Rendu à ce point dans la hiérarchie militaire, Salaberry était conscient que dâautres obstacles surgiraient: il était un Canadien dâorigine française, en plus dâêtre un fervent catholique dans une armée où la religion officielle était anglicane. Par contre, un fait dâarmes marquant pourrait lui permettre de gravir les échelons supérieurs. «Si les rumeurs dâune guerre entre le Canada et les Ãtats-Unis dâAmérique se confirment, je trouverai peut-être ma chance sur de nouveaux champs de bataille», espérait-il.
Louis avait appris à ses fils, dès leur plus jeune âge, la devise des Salaberry: Force à superbe! Mercy à faible! quâon attribuait au roi de France Henri IV en hommage à la bravoure et à la force dâun lointain ancêtre. Du moins, câest ce que racontait la légende familiale. Le grand-père de Charles, Michel de Salaberry, était un héros de la guerre de Sept Ans. Capitaine de navire et officier, il avait été décoré de la Croix de Saint-Louis par le roi Louis XV pour avoir lutté contre les Anglais, les pourchassant sans répit sur le Saint-Laurent, à bord de son navire. Et son père, Louis, avait combattu les Américains venus envahir le Canada en 1775. Il était revenu de cette guerre couvert de blessures glorieuses.
«Mais que vaut la gloire de nos
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