Julie et Salaberry
vu.
Interloquée, Julie chercha à comprendre où il voulait en venir.
â Tout vu? Mais je nâai rien vu! Jâallais simplement rendre une petite visite à madame Talham chez qui je suis attendue, dit-elle. Mesdemoiselles Boileau et madame Bresse mâexpliquent quâon veut réparer le ponceau. Câest une bonne nouvelle, ce me semble?
Le curé hocha la tête.
â Malheureusement, chère demoiselle, vous devez renoncer à vous amuser. Votre vénérable père, qui est seigneur de Rouville et à ce titre, le plus important notable de la paroisse après son curé, doit être immédiatement mis au courant du fait suivant: monsieur Boileau vient de déclencher les hostilités dans notre paisible village.
â Messire Bédard, il me semble que vous dépassez la mesure! lâinterrompit alors le docteur qui entrevoyait que le simple différend allait prendre des proportions excessives.
â Vous avez beaucoup de chance, docteur, riposta le curé. Ce misérable a-t-il oublié de vous inclure dans son marché odieux parce que vous êtes lâépoux de sa cousine?
â Monsieur le curé, ce que vous prétendez est indigne de vous, protesta le docteur, dont la propriété, plus éloignée, disposait de ses propres fossés.
â Et que voulez-vous insinuer par «marché odieux»? intervint monsieur Boileau qui avait entendu les dernières paroles du curé.
Il arrivait, flanqué de lâarpenteur Lenoir â tel était le nom de lâinconnu aperçu par Julie â et de son fils. Julie ressentit des palpitations, une chaleur au visage et ses mains devinrent moites. Mais René ne la vit même pas, trop préoccupé quâil était par cette affaire. Conscient que son père exagérait dans ses prétentions, il ne pouvait tout de même pas le dénoncer devant tous. Suivaient les messieurs Bresse, Lukin et Vincelet, le visage fermé.
La gravité du moment nâempêchait pas monsieur Boileau dâarborer une perruque poudrée, mais superbement démodée depuis la fin du siècle dernier, représentant à ses yeux le nec plus ultra de lâélégance, celle des grands seigneurs dâautrefois. Dans son for intérieur, le bourgeois se considérait comme lâégal des seigneurs de Chambly et il refusait de sâhabiller de noir, déplorant lâaustérité de cette mode adoptée par les jeunes gens. Aujourdâhui, il portait une jaquette de brocart vert à courtes basques, pour bien démontrer son importance. Issu dâune famille pionnière de la seigneurie de Chambly, il était le fils unique dâun voya-geur qui sâétait enrichi grâce au commerce de la fourrure, avant de se convertir en négociant prospère. Les Boileau occupaient une place prépondérante parmi les notables les plus en vue de toute la région de la rivière Chambly. Et monsieur Boileau, qui avait eu lâincroyable chance dâépouser une femme de grande noblesse, dont lâunique fortune consistait toutefois en une lignée dâancêtres remontant au xiv e siècle, nâavait aucun scrupule à faire grand étalage de son opulence.
Aujourdâhui, le notable était bien décidé à emprunter le chemin de la guerre et pour ce faire, il lui fallait des alliés.
â Ah! Mademoiselle de Rouville, quelle chance que vous soyez ici, dit-il en remarquant à son tour la présence de Julie. Je compte sur vous pour tout raconter à votre père. Vous verrez, lança-t-il au curé, gonflé dâindignation, que le seigneur de Rouville penchera de mon côté.
â Allons, messieurs, je vous en prie, sâinterposa le docteur. Laissez mademoiselle de Rouville en dehors de votre querelle.
â Père, fit alors René, je vous supplie de conserver votre calme.
â Mon calme? Mais comment veux-tu que je garde mon calme alors que tous ceux qui se disaient hier mes amis, ces gens que jâai si souvent reçus à ma table, ne songent plus quâà mâexploiter?
â Vous exploiter? sâoffusqua le curé. Mais câest vous qui songez à faire payer toute la paroisse pour réparer un ponceau qui se trouve sur votre propriété.
â Ce que vous prétendez est un mensonge, tonna Boileau. Lâouvrage est mitoyen, puisque
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