Julie et Salaberry
les mains de cet empereur de pacotille. Jâenrage à cette pensée.
Mais le but de ma lettre est plutôt de songer à lâavenir. Le carnet de mes souvenirs mâindique que vous aborderez bientôt la vénérable soixantaine. Sachant que je vous ai devancé dans cet état, jâentends ici lâéclat de votre grand rire. Certes, je lâavoue: lâautomne dernier a fait sonner le coup de mes soixante-trois ans. Et je ne connais toujours pas la joie dâavoir des petits-enfants. Ovide, mon fils, nâest pas en mesure de sâétablir. Mais ma fille, Julie, est en âge de se marier. De votre côté, un homme portant un nom aussi glorieux que le vôtre espère voir ce nom lui survivre. Lorsque vous mâavez appris le retour pro-chain de Salaberry au pays, lâidée mâest venue de marier nos enfants. Notre demoiselle Julie possède un caractère doux et aimable, à lâimage de votre chère Souris. Qui sait si Cupidon ne les atteindra pas de ses flèches? Surtout si nous lâaidons de notre mieuxâ¦
Vous connaissant, je crois que vous approuverez de tout cÅur mes petites idées et tous les avantages dâun tel mariage. Trouvez un prétexte quelconque pour mander Salaberry à Chambly.
En attendant, je souscris à lâamitié la plus inviolable et demeure votre humble serviteur,
Rouville
Dans une lettre précédente, son vieil ami lui faisait part de ses inquiétudes au sujet de sa fille. Madame de Rouville et lui se désespéraient que Julie ne puisse rencontrer des jeunes hommes de son rang et craignaient quâelle ne sâattache à un bourgeois de la région.
Louis de Salaberry approuvait tout à fait lâidée de ce mariage. Malgré lâaffliction causée par la mort de Maurice, il ne pouvait sâempêcher de songer à assurer sa descendance. Rouville, ce vieux renard, le connaissait bien. Maintenir lâhonneur de son nom, câétait lâhistoire de sa vie.
Louis retira ses lunettes et rangea la lettre dans un tiroir de son secrétaire. Le brouhaha qui venait dâenvahir le manoir lui annonça que son fils venait dâarriver.
Aussitôt Salaberry entré, une cavalcade de petits pas pressés dévalant lâescalier accompagnés de rires et de cris de joie lâaccueillit.
â Charles, câest Charles!
Amélie, une jeune fille de vingt-quatre ans pleine de vivacité, se jeta dans les bras de son frère qui la souleva de terre. Adélaïde, la plus âgée des deux sÅurs et habituellement la plus réservée, nâhésita pas à imiter sa cadette.
â Salaberry! disaient-elles en lâembrassant bruyamment.
à peine avait-il entrevu les visages chéris de ses sÅurs que madame de Salaberry apparut derrière ses filles en lui tendant les bras.
â Mon Charles! Dieu soit loué, tu es enfin de retour.
Puis elle éclata en sanglots, incapable de contenir plus longtemps le bonheur de retrouver un fils alors quâelle était dévastée par le chagrin dâen avoir perdu un autre. Ne lui avait-on pas assuré que lâavenir de ses enfants se trouvait au sein de lâarmée? Elle avait appris que ce nâétait quâune sinistre farce. Maurice, disparu dans ces Indes mystérieuses et lointaines, avait tremblé de fièvre sur une misérable paillasse, loin des soins de sa mère. Mort sans gloire, en terre étrangère, dans un inutile sacrifice qui la révoltait. Ses larmes mouillaient le tissu rugueux de lâuniforme pendant que sa main triturait nerveusement les épaulettes dorées: dans les bras de ce fils que Dieu lui avait gardé vivant, une peine incommensurable lâenvahissait et tout le courage qui lui avait permis jusque-là dâaffronter la fatalité sâeffondrait.
â Chère, chère maman, prononça Salaberry en enlaçant tendrement sa mère. Jâai écrit au duc pour demander le rapatriement de Chevalier. Il sera auprès de vous dès cet été. Là , là ! fit-il, la consolant de son mieux même si ses propres yeux commençaient à se mouiller. Que fait donc notre père? demanda-t-il à ses sÅurs.
Il refusait de se laisser submerger par la peine.
â Tu le connais, dit Adélaïde. Il sâest enfermé dans son cabinet pour tâattendre. Mais prends le
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