Julie et Salaberry
jours?» se demanda Charles. Les pas du cheval sur le chemin de neige durcie résonnaient dans la brunante, ajoutant à lâatmosphère lugubre dâune route étrangement désertée, pour cette époque de lâannée. Depuis Québec, il nâavait guère rencontré quâune carriole et quelques cavaliers isolés. La froidure retenait sans doute les habitants dans la chaleur du logis, jusquâà lâheure où il leur faudrait atteler pour se rendre à la messe de minuit.
Salaberry franchit enfin les limites de la seigneurie de Beauport qui sâétalait gracieusement sur la rive du Saint-Laurent. à cet endroit, le fleuve formait une large baie entre deux rivières: celle de Beauport, qui coulait tranquillement, et une autre, la Montmorency, qui, du haut dâun cap, se précipitait dans le fleuve en un torrent impressionnant, chutes monumentales figées par la froidure en un extraordinaire flot de dentelles glacées suspendues dans le vide. Lâimmuable beauté de ses paysages avait fait de la seigneurie de Beauport un endroit recherché depuis toujours. Tous les grands personnages de passage dans la colonie y avaient séjourné, à commencer par le marquis de Montcalm, le grand général français mort sur les hauteurs dâAbraham.
Après avoir passé les premières maisons du bourg de Beauport, un bâtiment ancien sâimposa au détour de la route, à lâouest de lâéglise: le vieux manoir seigneurial qui appartenait à la famille Juchereau-Duchesnay, famille cousine des Salaberry. Ãrigé au xvii e siècle, câétait le plus ancien manoir seigneurial du Bas-Canada. Lâantique demeure en imposait, avec ses solides murailles blanchies, son large toit pentu percé de plusieurs lucarnes et de cinq cheminées. Des flots de lumière sâéchappaient des carreaux des nombreuses fenêtres. Salaberry imagina le luxe des lustres chargés de bougies et lâarmée de domestiques sâaffairant autour dâune grande table qui attendait ses convives pour le repas du soir. Les Juchereau-Duchesnay étaient les seigneurs de Beauport, titre quâils partageaient avec le père de Salaberry. Mais ils étaient riches, alors que les Salaberry étaient pauvres.
« My goodness ! Dire que mon ancêtre Salaberry fut jadis compagnon dâun roi, tandis que les Juchereau-Duchesnay nâétaient rien! On se demande à quoi tient le mérite, puisque câest le hasard qui trace les chemins de la fortune», se dit encore lâofficier.
Salaberry laissa le chemin du Roi pour sâengager dans une allée menant à une autre maison, moins imposante, mais aux proportions harmonieuses. Construite près dâun siècle après le vieux manoir seigneurial de Beauport, cette élégante demeure avait été celle de Madeleine-Louise Juchereau-Duchesnay, la grand-mère de Charles. La belle maison appartenait désormais à Louis, fils unique de Madeleine-Louise et de Michel de Salaberry. Câest dans cette maison que les parents de Charles avaient élevé leur nombreuse famille: quatre garçons et trois filles.
Charles de Salaberry avait quitté le foyer à lââge de quatorze ans. Mais, à chacun de ses retours, comme câétait le cas en cet instant où il posait pied à terre, lui revenait comme en écho les cris joyeux de la petite bande quâil formait autrefois avec ses frères et sÅurs. Bienheureuses réminiscences dâune époque où ils étaient tous réunis, avant que les garçons ne sâengagent dans lâarmée et que sa sÅur Hermine épouse un cousin Juchereau-Duchesnay.
Quelquâun se précipita au-devant de lui.
â Monsieur Charles! Câest bien vous? lâaccueillit un domestique en saisissant la bride du cheval.
â Yes, itâs me . Heureux de te revoir, mon brave Antoine.
Le palefrenier ne put sâempêcher de remarquer à quel point Salaberry parlait français avec encore plus de difficulté quâà sa dernière visite, des années auparavant.
â Vous apportez la joie, monsieur Charles! La mort de notre petit monsieur Maurice a plongé la maison dans lâafflic tion et votre mère, notre chère dame, pleure chaque jour.
«Petit monsieur.» Malgré la douleur du deuil, Salaberry ne put
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