Julie et Salaberry
sâempêcher dâesquisser un sourire en entendant le domestique évoquer son frère en ces termes affectueux.
â Moi-même je nâarrive pas à y croire. Mais ayez confiance, Antoine, les autres «petits messieurs» reviendront et ce manoir connaîtra encore des jours heureux. François sera bientôt de retour, ajouta lâofficier, convaincu que son frère naviguait déjà en direction du Canada. Quant à notre cher Ãdouard, aux dernières nouvelles, il était toujours en Angleterre, auprès du duc et de madame de Saint-Laurent.
â Que Dieu les bénisse! répondit le domestique.
Salaberry sâinforma de son père.
â Vous le trouverez en bonne santé. Mais vous le connaissez. Comme il vous attend, rien ne va assez vite pour lui. Il tourne en rond depuis lâaube, donnant des ordres que votre mère sâempresse de contremander⦠Il a fini par sâenfermer dans son cabinet avec défense expresse de le déranger, sauf pour lui annoncer votre arrivée.
â Des coups de canon partent dans toutes les directions, mais aucun nâatteint son but, rit Salaberry devant ce portrait fidèle de son père. All right ! sâexclama lâofficier. Malgré tout, rien ne change et câest bon dâêtre de nouveau chez soi. Prends bien soin de mon cheval, Antoine.
â Nâayez crainte, monsieur Charles. Il nây a pas meilleur homme que moi pour les chevaux. Je ferai porter votre paquet à votre chambre.
Salaberry sortit de lâécurie et hâta le pas. Soudain, il lui tardait de serrer dans ses bras sa mère et ses sÅurs, dâentendre son père énumérer ses sempiternelles recommandations. Il poussa la lourde porte et fut inondé de chaleur.
Le matin même, Louis de Salaberry sâétait réfugié dans sa bibliothèque.
Câétait un homme de haute taille. Il sâappuyait sur un objet étrange, un long bâton noueux doté, à une extrémité, dâune lanière de cuir le maintenant dans la main de son propriétaire. à ceux que la force quâil fallait pour soulever semblable canne médusaient, monsieur de Salaberry répondait, avec lâesprit qui le caractérisait, que câétait par sagesse quâil traînait pareil gourdin, celui-ci servant à modérer son humeur. Le noble gentilhomme avait hérité de ses ancêtres une force herculéenne, mais il leur devait aussi son naturel prompt, trait de caractère quâil avait transmis à son fils Charles. Lâéloignement avait heureusement permis dâéviter les échanges explosifs entre deux êtres si semblables.
Louis relisait une lettre de son vieil ami, Melchior de Rouville.
Chambly, ce 19 décembre 1811
Mon cher cousin et ami,
Je profite de la poste du jeudi pour vous souhaiter un joyeux Noël à vous et à ma chère cousine Souris, à qui jâoffre tous mes compliments et hommages, sans oublier vos délicieuses demoiselles.
â Ma chère Souris, répéta-t-il à voix haute en retirant son binocle qui lâagaçait.
Le surnom tendre, réservé au cercle des intimes, évoquait cette manière particulière quâavait son épouse de se déplacer sans bruit.
Autrefois, Rouville les avait présentés lâun à lâautre. Blonde apparition parée de robes froufroutantes cintrées jusquâà la taille, arborant des corsages aux gracieux décolletés, la demoiselle dansait menuets et bourrées jusquâau petit matin. Elle sâappelait Catherine Hertel de Saint-François, elle était la reine de tous les bals de la belle société montréaliste, tout en préservant ses hautes vertus morales.
Louis soupira de plaisir à cette délicieuse évocation, remit ses lunettes sur son nez et reprit sa lecture.
Vous connaissez les rumeurs sans doute mieux que moi. On nous prédit une guerre! Ces maudits Bostonnais, que nous avions combattus dans notre jeunesse, ceux quâon désigne aujourdâhui par le nom dâAméricains, défient de nouveau lâAngleterre. Ils forcent le blocus pour commercer avec la France et menacent de venir en découdre avec les Britanniques jusque chez nous. Tout cela par la faute de lâappétit insatiable de lâogre tyrannique qui dévore lâEurope: Bonaparte! Pauvre France, entre
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