Julie et Salaberry
lendemain de la crise de Charles, tout était redevenu comme avant, ce quâavait prédit sa belle-sÅur Amélie. Câétait du moins le cas pour son mari, qui avait retrouvé son attitude attentionnée, mais à lâintérieur dâelle-même, un malaise persistait et elle nâarrivait plus à croire en lâamour de son mari sans un doute. Les mots «sors dâici» lui revenaient sans cesse. Et Julie de Rouville, qui possédait une longue expérience en matière de dissimulation de sentiment, malgré sa désillusion, affichait en façade le visage dâune jeune épouse parfaitement satisfaite de son sort.
â Quelles sont les nouvelles de votre fiancé? sâinforma-t-elle à Sophie.
â Mon cher Toussaint demeure dans la milice de paroisse à titre de major de la division de Saint-Denis, répondit-elle vivement, mentionnant son grade et la milice à laquelle il appartenait afin que tous sachent que son fiancé participait à lâeffort de guerre. Il est également fournisseur de lâarmée: du foin pour les chevaux, de la farine pour les boulangers chargés de cuire le pain pour les soldats.
Sur ces paroles, le clairon sonna, annonçant lâarrivée du gouverneur.Â
â Votre époux est aux côtés de Son Excellence, fit remarquer Emmélie à Julie.
Le commandant des Voltigeurs canadiens affichait sa satisfaction devant lâordonnance de ses hommes parfaitement alignés et disciplinés, la tenue impeccable malgré les manquements de lâintendance â les pantalons étaient bleus, alors que le gris était la couleur réglementaire de lâuniforme des Voltigeurs. Plusieurs dâentre eux portaient une carabine plutôt quâun fusil. En dépit de leur différend, Julie ressentit de la fierté pour lâÅuvre de son mari.
â Sacrelotte! admira monsieur Boileau, pantois. Eh bien, mesdames, je vous jure que de mémoire, je nâai jamais assisté à un tel rassemblement sur la banlieue du fort, moi qui peux me vanter dâavoir connu lâinvasion des Bostonnais et vu défiler les troupes du général Burgoyne sur le chemin du Roi.
â Ãa, tu peux le dire, lâapprouva le vieillard édenté qui venait de lui donner un coup de coude amical dans les flancs.
Assis sur une chaise à laquelle on avait ajouté de longs bras de bois pour la travestir en chaise à porteurs â en lâoccurrence ses deux fils â, celui quâon appelait familièrement le père Robert venait de surgir, dégageant une légère odeur de suri qui fit reculer les dames dâun pas.
â Ma parole! sâécria le bourgeois en reconnaissant un vieux cousin qui ne sortait guère de son rang dans la campagne éloignée. Même vos rhumatismes ne vous feraient pas manquer lâévénement? Vous me faites lâeffet dâune apparition.
â Vrai, mon gars, répéta le vieux avec lâaccent ancien du français parlé à lâépoque de la Nouvelle-France, qui sâentendait encore dans les coins reculés. Ah! dit-il en désignant lâédifice du fort dâun doigt crochu. Si ces murailles-là pouvaient parler⦠Sûr que jâmâen rappelle, quand ces saudits Anglois sont arrivés. Ãa se vantait que le fort sâétait rendu sans combat. Le major Rodger â de la graine de pendu juste bon pour lâenfer! â, yâavait pris femmes et enfants pour en faire une barrière vivante autour du fort. Et jâen étais, moi, tremblant de peur quâon nous tire dessus. Ma foi, câétait hier. Et ta pauvre tante Gaboriau qui en est morte, Boileau. Quand jâpense que ces tuniques rouges sâpavanent toujours chez nous. Ãa parle au diabâ! Plus dâAnglois que jâen avions vus dans ma vie.
Et le vieillard de brandir son poing en hurlant dans la foule:
â Vive le roi! Vive la France! Vive notre bon sire Louis le quinzième!
Des rires fusèrent dans la foule. Tous connaissaient le père Robert et sa nostalgie de la France dâautrefois.
â Taisez-vous, père Robert! lâadjura monsieur Boileau, scandalisé. Ces gens-là finiront par vous mettre aux fers.
â Tâes ben comme ton père, toujours prêt à tirer son bordage du bon bord, rétorqua le
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