Julie et Salaberry
désormais, il fallait dire colonel de Salaberry puisquâon lui avait attribué le grade de lieutenant-colonel â, mais il était certainement le pire officier des compagnies de Voltigeurs canadiens. La preuve était que la compagnie de Rouville connaissait le plus grand nombre de désertions. Godefroi nâapprouvait pas ces déserteurs, mais si on lui laissait le choix, il changerait bien volontiers de compagnie. Servir sous les ordres du capitaine Juchereau-Duchesnay, par exemple, le cousin du major. Dans lâesprit de Godefroi, Salaberry restait affectueusement le major . Il nâarrivait pas à en faire un colonel.
â Les Yankees sont dix fois plus nombreux, maugréait Peltier. On nous envoie à la boucherie.
Ignorant les récriminations du sergent, le voltigeur Lareau suivait ses compagnons en entraînant son ami Charland dont lâardeur avait diminué.
â Viens, mon Louis, lâencourageait-il.
Avancer permettait dâignorer la pluie et le vent glacé de novembre. Pardieu quâil faisait froid! Mais Godefroi gardait le sourire, même sâil grelottait sous la capote de laine et malgré la boue du chemin et les arbres abattus en travers dâune route aux larges ornières, autant dâobstacles quâil fallait franchir pour avancer.
â Moi, marmonna le sergent Peltier, à la première occasion, je me sauve de cet enfer!
â Vous nây pensez pas sérieusement, sergent? sâexclama Godefroi. Déserter, ça peut coûter cher. Tous ceux qui se sont fait attraper ont reçu la bastonnade ou se sont ramassés en prison. Et il y a pire, comme vous savez! Très peu pour moi, sergent.
â Moins fort! lâintima Peltier, on pourrait tâentendre. Ceux qui se sont fait prendre nâétaient pas bien malins, si tu veux mon avis. Tu verras que moi, on ne me prendra pas.
â Par ma vie! Comptez pas sur moi pour vous suivre, affirma fermement Godefroi.
Il nâavait nulle intention de se sauver lâchement. Il était trop fier dâêtre un voltigeur, même sâil fallait coucher à la dure ou marcher dans des marais où lâon sâenfonçait parfois jusquâaux genoux. Rien de comparable à celle quâon menait à la ferme familiale, qui lui apparut comme un cocon chaud et douillet. Mais être un soldat de Salaberry, un Canadien à son image, et non pas un de ces Anglais arrogants, «ça, par ma vie, ça vaut tout lâor du monde», se disait le voltigeur Lareau pour sâencourager.
Néanmoins, le major-lieutenant-colonel nâavait pas dâautres choix que de sâexprimer presque toujours en anglais puisquâil appartenait à lâarmée de Sa Majesté George III. Ce roi quâon disait fou. En réalité, câétait son fils, le prince de Galles, quâon appelait aussi prince régent, qui gouvernait lâEmpire en attendant la mort du roi. Un autre prince dâAngleterre était lâami de Salaberry. Dire que Salaberry avançait avec eux, sur le chemin dâOdelltown, avec les Voltigeurs qui allaient enfin se battre!
â Nous allons chasser les Bostonnais, sergent! affirma Godefroi. Ping! Ping! fit-il en faisant mine de tirer. Jâai tout ce quâil faut dans ma giberne, ajouta-t-il en faisant allusion aux cartouches que contenait son sac. Et les Yankees ont tellement peur de nos Sauvages, quâils vont sâenfuir dès quâils commenceront à hurler. On croit quâil y en a cent, là où il nây en a quâun seul.
â Et notre major est le meilleur pour les mener comme un grand chef! déclara Charland qui reprenait confiance.
â Par ma vie, tâas encore raison, mon Louis. Y paraît que monsieur de Salaberry, le père de notre major, a été surintendant des Indiens et que nos Sauvages le vénèrent.
â Maudit vinyenne!
Le sergent Peltier venait dâéchapper un juron. En voulant enjamber des arbres couchés sur le chemin â trois immenses troncs de pruche grossièrement ébranchés et hérissés de chicots pointant dans toutes les directions â, il avait déchiré sa veste, puis trébuché, sâétalant de tout son long dans la vase.
â Attention où vous marchez, lâavertit Godefroi en riant.
Peltier lui jeta un regard mauvais. Pauvre imbécile! Il en
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