Julie et Salaberry
un devoir que tu dois à ta famille.
Salaberry contemplait son verre dâalcool quâil nâarrivait plus à apprécier.
â Est-elle jolie? demanda-t-il soudain, faussement intéressé, mais usant du ton dâun maquignon qui parlait dâun bon cheval.
â Quelle importance? Suis-je joli, moi? riposta vivement le père.
Ses yeux pers louchaient plus quâà lâhabitude. à la vérité, on ne pouvait pas dire quâil était beau, avec sa couronne de cheveux blanchis entourant un crâne dégarni, mais une grande noblesse se dégageait de sa physionomie.
â Jeune, je nâétais pas un si bel homme, ce qui ne mâa pas empêché de séduire ta mère, ajouta-t-il dâun ton badin, comme pour alléger lâatmosphère. Mais câest de ton bonheur dont il est question. Julie de Rouville est de bonne noblesse et un parti avantageux. Câest une occasion qui ne se représentera pas de sitôt.
â Vous mâen parlez comme sâil sâagissait de conclure une vulgaire affaire dâargent! sâindigna le jeune homme. Que faites-vous, father , de lâaccord des âmes, de lâamour dâun homme pour une femme? Quâavez-vous à dire, vous qui avez épousé celle qui vous inspirait de tels sentiments?
Câétait vrai. Les enfants Salaberry avaient grandi auprès de parents qui, visiblement, sâaimaient tendrement. à Beauport comme à Québec, le couple suscitait lâadmiration. Preuve ultime de leur entente, le couple se tutoyait, contrairement à nombre dâautres qui se vouvoyaient. Un indéfinissable sourire se dessina sur les lèvres de monsieur de Salaberry.
â Oui, je lâavoue, ta mère et moi avons eu cette chance.
â Et Mary? Nous nous aimions, prononça-t-il dâune voix blanche. Vous mâavez contraint à renoncer à lâamour de ma vie, et aujourdâhui, vous me proposez un mariage avec une autre cousine, fortunée celle-là ! Vous croyez disposer de mon cÅur à votre guise?
â La situation était bien différente. Inutile dây revenir, dit sèchement son père.
Les yeux violets de Mary Fortescue revinrent hanter Salaberry. Son rire clair lorsquâils se promenaient ensemble dans le parc entourant la propriété des Fortescue. Par la suite, au hasard de ses affectations, il avait tenté dâoublier son amour dâIrlande en se réfugiant parfois dans les bras de femmes de la bonne société; certaines accueillaient volontiers dans leur lit un bel officier vigoureux. Mais il avait fui toutes celles dont la couleur des yeux lui rappelait celle du ciel irlandais. Et malgré tous ses efforts pour oublier Mary, il sentait que lâancienne douleur était toujours là .
à cet instant, Charles détesta sa famille, son père et lâhonneur des Salaberry.
â  Mary , murmura-t-il, la voix rauque, étouffant difficilement des larmes de rage. Mary, my true love 10 .
â Que dis-tu, Salaberry? fit son père qui sâétait replongé dans ses réflexions, préférant ignorer le geste dâhumeur de son fils, confiant que la colère serait passagère et que par la suite, il reviendrait à la raison. Jâexige, à tout le moins, que tu te rendes à Chambly pour présenter mes salutations à monsieur de Rouville, mon vieil ami, ordonna-t-il. Il est toujours utile dâentretenir les liens de famille.
â Damn!
Le verre de Salaberry se fracassa dans lââtre du foyer.
â No! éclata-t-il abruptement. Si vous voulez des petits-enfants, vous devrez compter sur François et Ãdouard. I will never marry. Donât count on me to go to Chambly 11 !
Il repoussa bruyamment le fauteuil vide, et sans autre forme de procès, sortit en claquant la porte.
Cet accès dâhumeur ne sembla pas troubler outre mesure monsieur de Salaberry qui se rapprocha du feu en se frottant vivement les mains comme pour mieux en absorber la chaleur. La minute dâaprès, la porte se rouvrit avec douceur et dans lâembrasure, son épouse se tenait là , en bonnet de nuit et chemise, lâair inquiet:
â Jâai cru entendre du bruit, mon cher cÅur. Que se passe-t-il? Il refuse, nâest-ce pas? Je tâavais prévenu quâil nâaccepterait pas.
â Ãvidemment, puisque câest moi
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