Julie et Salaberry
se multipliaient pour les pauvres bougres qui osaient déroger aux règles ou faisaient preuve dâindiscipline: fouet ou bastonnade publique, exposition du coupable à moitié nu, les mains liées dans le dos, à califourchon sur un cheval de bois qui rappelait au curé lâabject pilori quâon voyait encore à Québec, lorsquâil était élève du Séminaire. Les plus chanceux étaient incarcérés, détenus dans nâimporte quel endroit pouvant servir de prison à Montréal ou à Chambly. Même des bateaux amarrés servaient à cette fin, à Saint-Jean ou encore à lâÃle-aux-Noix, située en aval du lac Champlain dans la rivière Chambly. Et encore, il fallait voir les conditions de détention dans ces lieux humides et froids.
«Profondément barbare», se disait le curé qui gardait ses réflexions pour lui. La justice des hommes lui apparaissait plus dure que celle de Dieu et le curé tremblait pour ceux qui condamnaient à mort leurs semblables. Colonels, majors ou capitaines, des hommes comme les autres à qui on adjugeait un droit de vie ou de mort sur leurs frères. Ils en pâtiraient un jour devant le tribunal de Dieu, croyait fermement messire Bédard. Mais ce qui le troublait le plus, en ces jours de tourmente, était le grand nombre de villageois qui avaient assisté à la triste fin dâun homme par les armes. Ses propres paroissiens! Aussi bien dire ses enfants!
«Seigneur, donnez-moi la force de poursuivre mon ministère en ces temps troublés et éclairez-moi sur la conduite à suivre. Je me soumettrai humblement à Votre Volonté, Seigneur. Amen. »
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Chapitre 26
Un cadeau pour Emmélie
Le 19 mai 1813, à midi quarante-cinq, Melchior-Alphonse de Salaberry, premier descendant de la quatrième génération des Salaberry dâAmérique, fit son entrée dans ce monde, à Saint-Philippe, «dans les quartiers dâhiver des Voltigeurs», précisa le curé de la paroisse. Julie avait accouché grâce aux mains expertes dâune sage-femme, et avec lâaide de sa belle-sÅur Hermine, mais sans la présence de sa mère, maintenant auprès dâelle, qui nâavait pu arriver à temps.
Trois heures plus tard, la nouvelle parvenait à Chambly afin que lâheureux grand-père et parrain se présente à temps pour le baptême prévu le lendemain. Monsieur de Rouville nâétait pas seul. Lâaccompagnait une voisine de Chambly, madame Grisé, désignée pour servir de marraine de remplacement à Catherine de Salaberry.
En bras de chemise, Charles contemplait son fils, petit être minuscule qui reposait au creux de ses bras, les yeux noyés par une inexprimable émotion. Pendant que la sage-femme emmaillotait le nourrisson et lui donnait de lâeau sucrée, le commandant des Voltigeurs sâagenouilla auprès du lit où reposait lâaccouchée, lavée et changée.
â Mon ange, merci pour ce bonheur!
Ãpuisée mais ravie, Julie souriait. Charles était encore près dâelle lorsquâelle nourrissait lâenfant, émerveillé par le simple fait de voir son fils téter le sein de sa mère.
â Charles, dit Julie, profitant de sa présence auprès dâelle, je suggère que nous le nommions Melchior-Alphonse. Melchior, en lâhonneur de son parrain, comme le veut la coutume, et Alphonse, pour rappeler à la fois ton cher frère Ãdouard, qui portait ce prénom, et madame de Saint-Laurent dont lâun des prénoms est Alphonsine. Avec la naissance de notre fils, il est temps dâoublier définitivement, non pas le chagrin, mais les mésententes inutiles.
â Tes paroles sont sagesse, adorable petite maman, approuva Charles avec un regard tendre pour sa femme.
Julie savait que son mari était prêt à pardonner au duc. Depuis leur séjour à Chambly, alors quâil sâinterrogeait sur la culpabilité de Godefroi Lareau, et plus tard, lorsque tous deux furent de retour dans leur maison de Saint-Philippe, après les fêtes, son mari avait découvert un auditeur attentif en la personne de lâaumônier Pierre Robitaille. Jamais encore Salaberry nâavait pu parler aussi librement de ses tourments: la mort de ses frères et la tyrannie paternelle qui faisaient peser lourd sur
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