Julie et Salaberry
grande salle de lâauberge où un feu constamment alimenté par des pièces de troncs dâarbre se consumait dans lââtre gigantesque qui réchauffait la pièce. Sur le vieux tapis couvrant le plancher de bois grisonnant, quatre fauteuils fatigués semblaient monter la garde autour dâune table basse où se trouvaient plusieurs journaux. Quelques tables et des chaises au fond usé rangées le long dâun mur complétaient lâameublement. Plongé dans la lecture de la Gazette de Montréal , un homme dâallure jeune occupait lâun des fauteuils. Distrait par le mouvement autour de lui, il leva les yeux et salua lâofficier dâun hochement de tête.
â Jâai une chambre qui donne sur le bassin, expliqua Jacques Vincelet, qui avait repris son poste derrière le comptoir. La vue est superbe, monsieur lâofficier.
â Fort bien, je la prends.
â Et pour combien de jours?
â Je ne crois pas prolonger mon séjour au-delà de trois ou quatre jours. Avez-vous de quoi écrire?
â Certes, major, répondit lâaubergiste après avoir lu lâinscription du registre: Major Charles de Salaberry, résidant à Beauport .
Il nâavait jamais entendu ce nom.
â Alors, faites monter le nécessaire à ma chambre, pria lâofficier. Ainsi que de lâeau chaude.
â Autre chose?
â Trouvez-moi un messager. Je dois prévenir de mon arrivée.
â Mon fils fera la commission, major. Soyez sans crainte. Il a lâhabitude.
Rendu à sa chambre, Salaberry examina les lieux. Lâendroit était propre et semblait confortable. Un petit poêle assurait le chauffage. Sa fenêtre donnait sur la vaste étendue blanche que formait, lâhiver, le bassin de Chambly. Lâaubergiste nâavait pas menti, le panorama valait le coup dâÅil. Au loin, on apercevait des traîneaux traversant vers lâautre rive, sur un chemin de glace balisé de piquets de sapinage qui menait au village dont on voyait poindre au loin lâélégant clocher de Pointe-Olivier. Dâun autre côté du bassin, sâélevait sur une pointe où venait se jeter un rapide long de plus dâune lieue le fort de pierre, construit cent ans auparavant. Les Rouville habitaient non loin de là , avait indiqué Vincelet.
Salaberry évoqua les explications de son père sur lâimportance de la rivière Chambly. Ce chemin dâeau coulant du sud au nord était, depuis des temps immémoriaux, la route qui traversait tout le continent américain. Les nations indiennes lâavaient toujours utilisé. Autrefois, la rivière avait été au cÅur des guerres iroquoises. Et câétait le chemin quâemprunteraient assurément les Yankees pour pénétrer le pays, exactement comme ils lâavaient fait en 1775.
Mais aujourdâhui, avec ce soleil radieux de janvier, personne ne pouvait imaginer voir la guerre perturber la sérénité du paisible village. «Ma foi, ce pays est plutôt joli!» se surprit à penser Salaberry. Il avait besoin de se rafraîchir et de réfléchir avant de se rendre chez les Rouville.
â Vous êtes monsieur Papineau? sâenquit Vincelet avec ses manières onctueuses. Vous me voyez enchanté de vous recevoir dans mon modeste établissement. Le docteur Talham a fait avertir de votre arrivée.
Le jeune homme au salon avait relevé la tête en entendant prononcer le nom de Papineau. Il connaissait le député par les comptes rendus des activités de la Chambre rapportées dans les gazettes. La curiosité lâemportant, il se leva prestement pour le saluer:
â Monsieur Papineau? Toussaint Drolet, marchand de Saint-Marc.
â Enchanté de faire votre connaissance, monsieur Drolet, répondit Papineau. Permettez que jâen finisse avec les formalités.
Impassible, lâaubergiste tendait son registre.
â Si vous voulez bien signer ici, fit-il en indiquant la dernière ligne du doigt.
Papineau saisit la plume offerte par lâhôtelier, la trempa dans lâencrier puis traça son nom dâune écriture large et soignée: L. J. Papineau , immédiatement sous celui de Salaberry. Vincelet fit signe au domestique de monter les bagages de monsieur le député.
La cloche se mit à sonner au beffroi de lâéglise
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