Julie et Salaberry
torts.
â De la médisance, déclara Drolet.
Il se pencha vers son voisin et baissa le ton pour ajouter:
â Un amas de faussetés. Malheureusement, le procès-verbal de lâarpenteur a déclenché les hostilités entre voi-sins. Depuis, le diable est dans cette paroisse et tous les coups sont permis. Notre aubergiste, par exemple, me tolère chez lui parce que notre famille y a ses habitudes depuis des années. Sinon, il me jetterait à la rue comme un malappris. Mon tort étant dâêtre fiancé à une demoiselle Boileau.
â Il est impliqué dans la dispute?
â Et comment! Il est de ceux qui contestent le procès-verbal de Lenoir. Je vous montrerai de quoi il en retourne. Vous constaterez par vous-même que cette auberge est située sur une terre qui sâégoutte effectivement dans ce fossé mitoyen.
Papineau goûta au contenu de son verre. Il grimaça, en gourmet habitué aux meilleurs crus. à Montréal, la table de sa famille jouissait dâune excellente réputation.
â Ce vin est abominable!
â Je parie que Vincelet en a du meilleur, mais quâil le garde pour ses amis.
Le député fit signe à lâaubergiste.
â Vous nâavez rien dâautre à boire que cette piquette?
â Avec lâhiver, les approvisionnements se font difficiles⦠sâexcusa mollement Vincelet.
â Pourtant, chez mon futur beau-père, le vin est excellent, le nargua Drolet.
â Si mon vin vous déplaît, vous pouvez toujours aller loger chez Bunker, avec la soldatesque et la racaille! riposta Vincelet, offusqué.
â Monsieur lâaubergiste, on mâa fortement recommandé votre établissement, dit alors Papineau. Souhaitons que dâici la fin de mon séjour, vos meilleurs fournisseurs retrouvent le chemin de Chambly.
Furieux, Vincelet sâéclipsa.
â Dites-moi, qui est le militaire qui voyageait avec vous? demanda Drolet.
â Le major de Salaberry. Et jâai lâimpression quâil nâest pas ici par hasard. Sur la route, il a mentionné une vague affaire de famille. Je crois surtout quâil est là en prévision de la guerre.
â Sacrebleu! laissa tomber Drolet. Câest donc vrai? Nous aurons une guerre!
Il devait réfléchir aux moyens à prendre afin de contourner cette situation désagréable qui pourrait nuire à son commerce avec les Américains. Les marchands de la rivière Chambly entretenaient de bonnes relations avec leurs confrères de Burlington et de Plattsburgh, petites localités situées dans la région du lac Champlain. Il en parlerait au notaire Boileau. Sa future belle-famille avait encore des cousins qui habitaient là -bas, ce qui pourrait faciliter les choses.
â Demain, il y aura une soirée chez les Boileau. Vous y serez sans doute invité par mademoiselle Emmélie, lâaînée de la famille. Je ne serais pas surpris dây voir aussi ce monsieur.
â Soupons ensemble, si vous le voulez bien, suggéra Papineau qui voulait poursuivre sa conversation avec Drolet.
Ils se découvriraient sans doute des connaissances communes. La société bourgeoise du Bas-Canada nâétait pas si nombreuse; au bout du compte, tous se trouvaient à être plus ou moins parents, amis ou en relation les uns avec les autres.
â Avec plaisir! accepta Drolet.
Il y avait tout un va-et-vient aux abords de lâauberge de monsieur Vincelet. La malle-poste venait à peine de repartir avec des chevaux frais et un conducteur reposé quâune carriole joyeusement peinte de rouge et de vert arriva. Son cocher, emmitouflé dans un manteau de laine retenu par une ceinture fléchée, la tuque enfoncée jusquâaux sourcils à tel point quâon devinait, plutôt quâon ne voyait, des yeux tout aussi foncés que la couleur de sa peau, se précipita pour tendre la main à sa passagère.
Vêtue dâun manteau grenat bordé dâune fourrure blanche, une jeune dame en descendit avec grâce, malgré lâencombrant manchon enfilé sur un bras. Pour entrer dans la salle enfumée de lâauberge, la demoiselle de Rouville avait rabattu sur ses épaules le large capuchon, découvrant ainsi une élégante coiffe de calèche. Elle se dirigea directement vers le comptoir de bois patiné derrière lequel
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