Julie et Salaberry
début du voyage.
â Il sâagit plutôt dâune affaire de famille, répondit Salaberry sur un ton laconique.
Son attitude laissait entendre quâil ne sâétendrait pas sur le sujet.
«Le diable mâemporte si jâen crois un mot, se dit Papineau. Salaberry se rend à Chambly pour des questions de stratégie militaire en vue dâune guerre.»
Papineau ne pouvait imaginer ce que cela signifiait. Il appartenait à la première génération de Canadiens pouvant se vanter de nâavoir jamais connu la guerre. Mais au-delà de la frontière, dans cette nouvelle nation appelée les Ãtats-Unis dâAmérique, des esprits sâagitaient. Particulièrement dans les Ãtats du Sud où ils étaient de plus en plus nombreux à vouloir profiter de la conjoncture pour sâemparer du Canada. En Europe, les guerres napoléoniennes avaient affaibli les Britanniques. à Québec comme à Montréal, les rumeurs dâun conflit entre lâAngleterre et les Ãtats-Unis se précisaient, et cette guerre se déroulerait au Canada. En toute logique, le major allait examiner lâétat de la fortification en prévision dâune invasion du pays par les Américains.
â Connaissez-vous la société de lâendroit? demanda Salaberry à Papineau.
â Je dois rencontrer le notaire, monsieur René Boileau. Câest un vieil ami de mon cousin Louis-Michel Viger.
En entendant prononcer le nom de Boileau, le quatrième passager de la carriole souleva lentement le casque de fourrure qui lui cachait les yeux, émergeant dâune torpeur que même les cahots de la route nâarrivaient pas à troubler.
â Ce nom vous est familier, monsieur Bédard?
â Et comment! Mais je ne me suis pas encore présenté au major ici présent: Joseph Bédard. Comme mon jeune collègue, je suis à la fois avocat et député à la Chambre. Mais je dois avouer que ma pratique occupe pour ainsi dire tout mon temps.
â Eh bien, messieurs les députés, jâespère quâaprès ce pénible voyage, vous songerez à faire voter des crédits pour lâentretien des routes, déclara Rosalie.
Les hommes se mirent à rire.
â Riez, riez, protesta Rosalie qui nâaimait guère quâon se moque dâelle. Croyez-moi, vous ne sourirez plus lorsque vos électeurs se plaindront et décideront de choisir un autre représentant. Ce qui sera bien fait pour vous, messieurs! Cela vous apprendra à négliger le bien-être de vos concitoyens.
â Voyez, mon cher Bédard, fit Papineau dâun ton ironique. Grâce à Dieu, seules quelques dames propriétaires sont habilitées à voter. Sinon, nous pourrions tous réintégrer nos foyers plutôt que de nous préoccuper du sort du monde et cultiver notre jardin, comme disait Voltaire.
â Pfft! Messieurs les députés, si les femmes pouvaient voter, elles vous feraient trembler dans vos culottes.
Fille et sÅur de député, Rosalie Papineau se permettait dâavoir des opinions sur la politique. En toute autre situation, Louis-Joseph appréciait ce trait de caractère. Mais la cabine dâune carriole ne convenait guère aux conversations sérieuses.
â Sornettes! lança-t-il.
â Dieu nous garde des femmes, approuva laconiquement Bédard.
Offusquée, Rosalie détourna la tête.
â Une affaire de haute importance et concernant mon frère mâappelle à Chambly, poursuivit lâavocat de Montréal, devançant la curiosité de ses compagnons de voyage.
â Votre frère? Voulez-vous dire notre collègue à la Chambre, lui qui vient tout juste de sortir des prisons où lâavait jeté lâinfâme Craig? lâinterrogea Papineau.
â Vous faites allusion à Pierre, mon frère aîné. Non, non. Que ferait-il à Chambly? Il habite toujours Québec.
Famille respectable que ces Bédard qui comptaient deux des leurs au parlement. Celui assis en face de Papineau approchait de la quarantaine, mais combien il était différent, tant au physique quâau moral, de Pierre Bédard, le chef du Parti canadien quâadmirait et soutenait Papineau avec ardeur. «Curieux comme deux frères peuvent être aussi dissemblables, songea-t-il. Ce Bédard-là est bien gras et suffisant.
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