Julie et Salaberry
Talham. Les Rouville ne permettront jamais à leur fille dâépouser un roturier, si riche soit-il. Et, pour clore le sujet, je vous avoue quâil y a longtemps que jâai résolu de ne jamais me marier, déclara René. Ma famille a besoin de moi. Voyez comment mon père agit depuis quelque temps. Vous lâavez dit tout à lâheure, je suis le seul à pouvoir lui faire entendre raison.
â Vous dites cela, mais un jour vous allez changer dâavis, lui répondit le docteur qui trouvait René encore jeune pour être aussi affirmatif. Il fut un temps où je pensais comme vous. Mais il y a eu ma chère petite fleurâ¦
Le docteur souriait béatement en évoquant son bonheur, sans voir le visage assombri de René.
«Marguerite! Sâil savait que câest justement à cause de Marguerite que jâai juré de ne jamais me marier», songea ce dernier avec ce pincement au cÅur quâil connaissait bien.
Elle avait représenté pour lui la jeune fille idéale, une âme pure. Il lâavait aimée avec vénération, certain que cet amour était partagé. Mais lorsquâil était revenu dâEurope et quâil lâavait retrouvée mariée et mère, son cÅur avait volé en éclats. Marguerite semblait heureuse auprès de son mari et Talham était un homme bon. René se contenait de la regarder vivre de loin et, lorsque cela devenait insupportable, il fuyait à Montréal, à Québec ou ailleurs par besoin de sâétourdir, dâoublier. Au bout de plusieurs jours, il revenait à Chambly, le cÅur apaisé, prêt à reprendre le cours de sa propre vie. Il se replongeait dans le travail qui lâattendait dans son étude, tout en voyant à la gestion de ses terres, vendant son blé et son foin à des marchands comme son futur beau-frère Drolet, et sa fortune grossissait.
René était lâhomme dâun seul amour. Et si un jour Marguerite avait besoin de sa protection, il serait là . Après avoir savouré le porto, il fit ses adieux au docteur.
«Il est temps que je mâéloigne de Chambly avant quâun autre ne songe à me marier», se dit-il en marchant sur le chemin qui le ramenait chez lui. Demain, il rassemblerait quelques dossiers exigeant un déplacement à Montréal. Mais il ne partirait quâaprès la soirée dâEmmélie. Il aimait trop sa sÅur pour lui causer cette déception.
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Chapitre 6
Les conquêtes de Salaberry
â Major de Salaberry! Câest un honneur pour notre modeste village que vous séjourniez parmi nous, roucoula lâune des deux demoiselles de Niverville, en posant sur lâavant-bras de lâofficier une petite main rêche, mais recouverte dâune mitaine noire quâelle avait pris le temps de raccommoder avant de se rendre chez les Rouville.
Les demoiselles avaient rapidement oublié quâelles tenaient rigueur à monsieur de Rouville pour lâaffaire du ponceau lorsquâétait arrivée lâinvitation de Julie quâelles avaient acceptée avec joie.
Thérèse et Madeleine de Niverville, bessonnes demeurées célibataires, étaient les filles du dernier seigneur français de Chambly, feu lâhonorable Jean-Baptiste de Niverville. Les villageois leur accordaient une affection bienveillante. Les chères demoiselles! Rien de ce qui survenait à Chambly nâéchappait à leurs yeux et à leurs oreilles. Il était de leur devoir de veiller sur la seigneurie, croyaient-elles fermement, ce domaine ayant été lâapanage de leur famille, autrefois. Elles incarnaient en quelque sorte les vestiges de la Nouvelle-France. On ne voyait jamais lâune sans lâautre, inimitables vieilles filles aux allures démodées, arborant de larges jupes et des cols garnis de guipure, attifées dâénormes bonnets à la Marie-Antoinette dont les rubans défraîchis se nouaient en une large boucle sur un côté du menton, des vêtures récupérées sans doute dans les vieux coffres de leur défunte mère.
Elles demeuraient sans âge et contraintes par la pauvreté de tirer profit des moindres ressources à leur portée. Même madame de Rouville, une femme plutôt froide et indifférente à son entourage, démontrait de la compassion pour cette noblesse déchue
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