Julie et Salaberry
mystérieux qui agaçait tant Talham.
Le docteur préféra ne pas répondre et se leva pour aller reconduire la demoiselle de Rouville à la porte.
â à voir lâair de la demoiselle de Rouville, on ne mâenlèvera pas de lâidée quâil y a un mariage dans lâair, chuchota Rosalie à Victoire, après les dernières salutations.
Ces dames avaient pris le chemin de la cuisine pour voir aux préparatifs du souper familial.
â Puisque les femmes nous abandonnent, allons bavarder dans mon apothicairerie, dit Talham à René, en lâentraînant dans le cabinet où il recevait ses patients.
La petite pièce contenait une bibliothèque dâune cinquantaine de volumes, une armoire contenant fioles et pots de grès pour les médicaments, ainsi quâune bouteille et deux verres que le médecin sâempressa de remplir.
â Je crois quâil est temps que Julie de Rouville se marie, dit le docteur en tendant un verre à René.
â Elle a lââge du mariage, approuva ce dernier. Tout comme mes sÅurs, soupira-t-il en se rappelant que la rieuse Sophie laisserait un grand vide derrière elle en quittant la maison. Mais pourquoi dites-vous cela?
â Jâaime beaucoup la demoiselle de Rouville. Elle a bon cÅur, mais je la sens malheureuse. Câest pourtant une jeune dame digne de mention. Pour la guérir de sa mélancolie, je lui prescris un mari et des enfants en guise de remède.
Il observa René à la dérobée. Le notaire avait-il remarqué à quel point il faisait soupirer la demoiselle?
â Vous aussi devriez songer au mariage.
â Me marier, moi? se rembrunit René, surpris que le docteur entretienne pareille idée sur son compte. Vous voulez rire?
â Bien au contraire. Nâavez-vous jamais envisagé dâépouser mademoiselle de Rouville? Mon petit doigt me dit quâelle ne vous repousserait pas, suggéra le docteur. Une chaumière et un cÅur, câest tout ce quâelle demande.
Câétait bien entendu une manière de voir les choses, car le colonel de Rouville nâétait pas insensé au point de donner sa fille à un homme qui nâétait pas en mesure de lui offrir le train de vie auquel elle était habituée. Du reste, René Boileau ne manquait pas dâargent. Il travaillait, plutôt que de vivre de ses rentes, ce que Talham approuvait: lâoisiveté ne valait rien pour un homme digne de ce nom. Doué pour les affaires, René Boileau administrerait avantageusement les biens de Julie, beaucoup mieux dâailleurs que Rouville lui-même. à ses yeux, le notaire représentait un excellent parti.
René dévisagea le docteur avec stupeur.
â Vous vous trompez, Talham. Avez-vous remarqué le trouble sur le visage de la demoiselle, lorsque Rosalie a évoqué un possible mariage avec son cousin Salaberry? à mon avis, mademoiselle Papineau a mis le doigt sur la vérité. Mais comme il est encore trop tôt pour lâannoncer, elle a bredouillé et rougi.
â Sâil avait été question dâun tel mariage, le colonel de Rouville mâen aurait glissé un mot, protesta Talham. Non, mon ami. Croyez-moi, Julie de Rouville est amoureuse de vous ou je veux bien manger mon chapeau.
â Talham, je vous remercie de vous préoccuper ainsi de mon sort, fit René en riant. Je conviens que cette demoiselle est des plus agréables. Outre mes sÅurs et mademoiselle Bédard, la sÅur du curé, il nây a pas beaucoup de jeunes dames pour enjoliver nos réunions sociales. Mais je nâai même jamais songé à la demander en mariage. Dâailleurs, si jâosais seulement faire mine dây penser, sa famille me cracherait au visage.
â Pas du tout. De nos jours, les mariages entre bourgeois et nobles deviennent monnaie courante.
Il évoqua son propre bonheur conjugal. Son épouse nâétait-elle pas fille de paysans aisés?
â Et vous êtes suffisamment fortuné pour prétendre à la main de mademoiselle de Rouville.
â Si elle mâépousait, elle serait à jamais déchue de sa classe, à lâexemple de ma mère. Même les demoiselles de Niverville, qui sont pauvres comme Job, se permettent de regarder ma mère de haut, alors quâelle est née de Gannes de Falaise. Non,
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