Julie et Salaberry
et, à lâoccasion, autorisait Julie à donner aux demoiselles une pièce de viande ou un chapon. Monsieur de Rouville faisait porter chez elles des minots de pommes, des poches de légumes ou de grains, donnant lâimpression aux bessonnes quâelles touchaient toujours des rentes seigneuriales.
â Vous resterez plusieurs semaines? demanda lâune dâelles à Salaberry, avant dâavaler une cuillerée de sa soupe.
â Je ne puis mâattarder plus que quelques jours. Même si jâéprouve un vif plaisir à revoir mes cousins, et à faire la connaissance de leurs plus chers amis, je me dois avant tout au général de Rottenburg, répondit Salaberry à la demoiselle de Niverville qui lâavait questionné.
Cette dernière â il sâagissait de Madeleine â roula des yeux presque fripons à lâinvité dâhonneur des Rouville. Avec sa prestance et sa forte personnalité, Salaberry était rapidement devenu le point de mire de tous les convives. Les dames, émoustillées par le port altier du bel officier sanglé dans son uniforme, papillonnaient des cils en réclamant mille et un détails sur la famille Salaberry à Beauport et leurs illustres relations qui fréquentaient leur maison.
«Ah! Quel merveilleux mari pour Julie!» se répétait pour sa part monsieur de Rouville, heureux dâavoir suivi son intuition et favorisé cette rencontre. Les anecdotes du 60 th Foot de son jeune cousin lui faisaient revivre ses propres souvenirs et ses yeux brillaient de plaisir en lâécoutant. à trente années de distance, le colonel et Salaberry avaient un parcours similaire. Tous deux avaient quitté leur terre natale à peine sortis de lâenfance pour un régiment étranger, lâun en France, lâautre en Angleterre. Ils avaient connu le collège militaire, la vie de soldat et le feu des champs de bataille. Monsieur de Rouville enviait son ami Louis de Salaberry dâêtre le père dâun tel fils et Julie ne pouvait quâêtre conquise par son cousin. Assurément, le brillant major deviendrait bientôt son gendre.
Les parents de Julie nâavaient soufflé mot du projet de mariage souhaité par les familles, et pour lâheure, celle-ci était surtout fière de lâordonnance du souper. Avec les demoiselles de Niverville, messire Bédard, son frère lâavocat et sa sÅur, Marie-Josèphe, les invités formaient un nombre égal des deux sexes, dix convives en comptant son frère Ovide. Lustres suspendus et chandeliers éclairaient une table dressée avec soin: nappe immaculée, argenterie étincelante, vaisselle de fine porcelaine anglaise et jolis verres à pied ourlé. Et la cuisinière avait parfaitement réussi la génoise, une pâtisserie raffinée choisie par Julie pour clore avec élégance le repas afin que sa famille nâait pas à rougir devant leur parent, un ami dâun prince dâAngleterre!
«Et si nous lui apparaissons trop rustres, tant pis! se dit la demoiselle de la maison. Il nâaura plus quâà retourner chez lui.»
Mais Julie pouvait se rassurer, Salaberry semblait apprécier lâaccueil de sa parenté de Chambly. Ce petit village tranquille, contraste reposant après une vie aventureuse, se révélait finalement une agréable distraction. Lâhumeur maussade des derniers jours sâétait envolée, surtout lorsquâil avait reconnu sous les traits de sa cousine le visage de la jeune dame croisée à lâauberge. «Des manières distinguées. Elle serait presque jolie avec une toilette à la mode», avait-il noté en détaillant sa robe de couleur sombre, alors que les couleurs pastel étaient en vogue. Malgré cela, sa volonté de lâignorer avait fait place à un intérêt, disons⦠plus marqué. Et cette blonde, la sÅur du curé, assise à côté du fils Rouville, ne manquait pas dâattrait elle non plus. Charmantes provinciales qui réveillaient en lui le goût dâêtre aimable auprès des demoiselles. Soudain, il était moins pressé de repartir.
Salaberry se tourna vers Julie avec qui il conversait avant quâune demoiselle de Niverville ne lâinterrompe.
â De quoi parlions-nous, déjà ?
â De vos longs séjours
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