Julie et Salaberry
place, Thérèse remarqua les yeux baissés et le rose qui couvrait les joues de sa jeune amie, et un regard en direction de sa sÅur assise de lâautre côté de la table reçut lâapprobation muette de sa jumelle. Les demoiselles aimaient sincèrement Julie, qui le leur rendait bien. En grandissant, elle avait trouvé auprès des attachantes vieilles filles lâattention maternelle qui lui manquait sous son propre toit.
«Voici enfin celui que nous attendions pour notre chère petite», pensèrent-elles.
â Je vous ai surpris à parler dâenlèvement, lança Marie-Josèphe à Salaberry, ne voulant pas être en reste. Sachez quâil faut éviter de dire ce mot à Chambly, surtout lorsquâon porte un uniforme.
â Vous mâintriguez, mademoiselle.
La sÅur du curé se pencha sur la table pour sâapprocher plus près de Salaberry et Julie.
â Racontez-lui ce qui est arrivé à Agathe Sabatté, dit-elle à Julie. Si je le fais, mon frère risque de se fâcher. Mais câest une histoire tellement incroyable! Il vous faut la connaître, surtout si vous rencontrez monsieur et madame Bresse.
Julie approuva et résuma en quelques mots comment, deux années auparavant, une demoiselle de bonne famille avait délibérément organisé son propre enlèvement par son galant.
â Câétait un lieutenant dâartillerie, et un protestant. Alors, le scandale a obligé monsieur et madame Bresse à céder au mariage.
â Choquant, déclara Salaberry. Et quâest-il advenu de cette dame? Vit-elle toujours à Chambly?
â Oui, répondit Marie-Josèphe, et elle est bien malheureuse. Comme il fallait sây attendre avec un homme qui nâhésite pas à employer de semblables procédés, le mari sâest révélé un vaurien et un ivrogne; il accumule les dettes de jeu et elle vit misérablement.
â Jâavais pourtant interdit quâon reparle de cette indignité, gronda le curé qui avait tout entendu. Ces récits malheureux font de déplorables exemples pour les esprits faibles. Il suffit de consulter le registre des baptêmes de Chambly pour découvrir le nombre élevé de naissances illégitimes lorsque la soldatesque est livrée à elle-même. Ces pauvres filles! Des écervelées qui se laissent séduire par un uniforme! Une abominationâ¦
â Je vous soutiendrai toujours sur ce point, déclara Salaberry. Je suis sévère avec mes hommes. Si une pareille chose avait eu lieu dans ma compagnie, le coupable aurait été puni par la prison ou le fouet.
à ces mots, Julie frissonna. Le fouet? Cette punition barbare persistait dans lâarmée?
â La discipline militaire se doit dâêtre inflexible, expliqua lâofficier.
â Pour mieux envoyer ces pauvres garçons à la boucherie, déplora messire Bédard.
â Mon cher curé, dit alors lâavocat Bédard qui nâavait pas encore prononcé un mot, se contentant de vider son assiette afin de la faire remplir de nouveau â une habitude, si on considérait lâampleur de sa panse â, il te faut ménager ton énergie. Je crois que tu as une autre bataille à gagner. Goûte plutôt à ce poisson quâon vient de servir. Il est délicieux.
â De quelle bataille sâagit-il? sâinforma Salaberry, intrigué.
â Pourquoi faire allusion à cette dispute malheureuse et troubler notre petite fête? fit brusquement le colonel en fustigeant lâavocat du regard. Voyez-vous, il sâagit dâun différend à propos dâun ponceau, expliqua-t-il à son invité.
â Ah, oui! Jâai failli tomber en passant sur ce pont,se rappela Salaberry. On mâa appris que le propriétaire refusait de le réparer. Faudrait-il lui faire donner le fouet également?
Le colonel sâesclaffa.
â Boileau nâa pas tous les torts, affirma-t-il en redevenant sérieux.
à ces mots, les demoiselles se pincèrent les lèvres et prirent un air outragé. Le mari de leur sÅur Louise, David Lukin, était pris à partie par Boileau. Le curé partageait leur indignation.
â Et avant de protester, ajouta sévèrement le maître de maison pour couper à toutes récriminations, écoutez ce que jâai Ã
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