Julie et Salaberry
Ovide, qui avait conservé toute la soirée le même air renfrogné.
â Cousin?
Ovide accepta en tendant son verre.
â Merci, grommela-t-il.
«Pas très sympathique, le fils Rouville», se dit Salaberry. Pour une raison quâil ignorait, il déplaisait à Ovide. Il avait décelé une forme de mésentente entre le père et le fils, mais cela ne pouvait le concerner.
Sur ce point, Salaberry se trompait largement. Lâen-gouement de monsieur de Rouville pour le major du 60 th Foot ajoutait au ressentiment dâun fils méprisé par son père; ce dernier lui reprochait son oisiveté et son manque dâambition.
Ovide comparait sa vie à celle de Salaberry et il en ressentait une grande exaspération. «Moi aussi, jâaurais pu servir dans lâarmée anglaise avec la protection du duc de Kent, se disait-il. Pourquoi les Juchereau-Duchesnay ont-ils eu droit à la protection du prince, et pas moi? Pourquoi mon père nâa-t-il pas usé de ses relations avec les Salaberry?» Monsieur de Rouville aurait eu largement les moyens dâacheter une commission de lieutenant de lâarmée. Et voilà que son père proposait de lâargent à Salaberry! Alors que lui, son propre fils, nâarrivait pas à lui soutirer un misérable denier!
Le colonel finissait son verre.
â Mon cher major, lorsque viendra le temps de choisir les capitaines de votre régiment, nâoubliez pas votre cousin Rouville.
Salaberry dévisagea son hôte sans trop comprendre. à son âge, monsieur de Rouville ne pouvait tout de même pas intégrer son régiment, malgré toute son expérience. Un imperceptible sourire se dessina sur le visage du colonel qui lâobservait avec des yeux amusés.
â Vous croyez que sans égard à mon âge canonique, je mâimposerai dans votre régiment au nom des liens de famille? Ha! Ha! Ha! Je ne vous cache pas que la perspective dâune guerre mâenchante parce quâon mâoffrira certainement quelque tâche de bureaucrate que jâaccepterai volontiers. Mon expérience vaut bien quelque chose. Mais je ne me vois certainement pas capitaine dâune compagnie dâinfanterie à battre la campagne pour me rendre au combat.
Salaberry se détendit, tout de même gêné dâavoir été deviné. Mais Ovide, qui observait la scène, comprit enfin où son père voulait en venir.
â Ãvidemment, je ne vous parlais pas de moi, mais de mon fils.
Salaberry soupira intérieurement. La seconde proposition lui déplaisait encore plus que la première. «Finalement, se dit-il, il y a toujours un prix à payer.»
â Quâen dites-vous, Rouville? demanda-t-il à son cousin.
â Je répondrai à votre appel en temps et lieu, réussit à répondre Ovide dâun ton neutre, même sâil pensait exactement le contraire.
Jamais il nâaurait osé avouer le fond de sa pensée et ainsi passer pour un lâche, car il détestait la vie militaire, une grande déception pour son père. Mais sâil y avait une guerre, tout homme appartenant à la noblesse se verrait appelé à une fonction dâofficier. La sienne était déjà toute trouvée, grâce à ce cousin tombé du ciel. «Quel prétentieux! pesta Ovide. Il se prend pour un Anglais, mais fait des courbettes à mon père pour financer son régiment! En contrepartie, jâaurai droit à un uniforme et à des galons de capitaine.»
Monsieur de Rouville jubilait.
â Voilà qui est bien dit!
Une lueur de fierté dans les yeux, il gratifia son fils dâune chaude accolade. Rien, semblait-il, ne pouvait entamer lâenthousiasme de monsieur de Rouville. Son fils deviendrait enfin un homme et il nâaurait plus à envier son vieil ami, Louis de Salaberry, père dâofficiers valeureux.
«Prions pour que Salaberry exerce une bonne influence sur Ovide. Puisse mon fils retrouver le droit chemin avec une occupation digne de ce nom et je pourrai mourir en paix», se disait monsieur de Rouville, plein dâespoir.
Mais il y avait autre chose qui restait en suspens: la véritable raison du séjour de Salaberry à Chambly.
â Et comment trouvez-vous ma fille? Nâest-elle pas charmante? Vous aurez la chance de mieux la connaître pendant votre séjour parmi
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