Julie et Salaberry
entendre. Et quand Salaberry annonça enfin quâil rentrait à lâauberge pour la nuit, personne ne sâétait aperçu que le jeune homme était parti depuis longtemps.
Le lendemain, Julie était dans la bibliothèque de son père pour dénicher une nouvelle lecture, à examiner les titres un à un, sans arriver à fixer son choix. Quelque chose la turlupinait. Depuis la veille, lui trottait dans la tête la petite phrase entendue chez Marguerite, lâautre jour.
«Ainsi, il est venu pour vousâ¦Â» avait dit Rosalie. La demoiselle Papineau et Salaberry avaient voyagé ensemble. Quâavait-elle pu laisser entendre pour provoquer cette réflexion?
Hier soir, son cousin Salaberry avait charmé tout le monde. Fin causeur, il ne manquait pas dâesprit, malgré sa difficulté à trouver les mots français. Cette boutade sur la «maîtresse de français» cachait-elle un message? Maîtresse, câest ainsi quâon désigne la dame de ses pensées. Mais ils venaient tout juste de se rencontrer!
Julie ne savait plus quoi penser. Par sa seule présence, Salaberry secouait lâatmosphère confinée du manoir de Rouville. Elle-même éprouvait tout à coup une agréable sensation de légèreté. Le bel officier de lâarmée britannique avait été prévenant envers elle, la complimentant plus dâune fois.
Tout cela provoquait chez elle une forme de vertige qui la perturbait; comme si, du jour au lendemain, sa vie basculait dâun coup. Salaberry, son éducation et ses amitiés princières, rien de tout cela ne pouvait être pour la modeste Julie de Rouville élevée dans le petit village de Chambly. Et René? Il occupait toujours ses pensées. Mais brusquement, tout devenait plus compliqué.
Plongée dans ses réflexions, elle nâentendit pas quelquâun pénétrer dans la pièce en poussant doucement la porte de la bibliothèque. Elle sursauta. Le livre quâelle venait de retirer de lâétagère glissa de ses mains.
â On mâa dit que je trouverais votre père ici. Je ne voulais pas vous faire peur, dit Salaberry.
â Vous mâavez simplement surprise. Vous venez dâarriver?
â Tout juste. Je réponds à lâinvitation de votre père qui tient à me voir le plus possible durant mon séjour. Ce matin, je suis allé au fort pour présenter mes respects au commandant. Mon devoir accompli, me voici. Mais je vous en prie, ne vous dérangez pas pour moi, dit-il en ramassant le livre qui était tombé.
Il prit le temps de lire le titre.
â LâIngénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche , de Cervantes. Fabuleuses, les aventures de cet invraisemblable chevalier! Il mâa fait rire, et même arraché quelques larmes, avoua Salaberry. Lâavez-vous lu?
â Non, pas encore. Jâhésitais entre ce livre et La Princesse de Clèves lorsque vous êtes entré.
â Et je vous ai surprise dans ce terrible dilemme, fit-il, amusé. Permettez que je vous recommande Don Quichotte . Câest un livre à la fois drôle et touchant, que jâai lu pendant mes années de collège.
â Je vais suivre votre conseil, monsieur de Salaberry.
â My God! soupira Salaberry avec un air désespéré. Je vous en prie, laissons tomber entre nous ces «monsieur» et «mademoiselle» pleins de cérémonies. Nous sommes cousins, arenât we 13 ? Désormais, vous serez Julie et je serai Charles.
â Mais⦠je ne puis.
â Pourquoi?
Il la regardait avec des yeux bienveillants.
â Je vous en prie, dites «Charles», la pressa-t-il.
â Charles⦠prononça-t-elle, après hésitation. Voilà . Vous êtes satisfait?
â Oui, approuva-t-il. Vous voyez, ce nâétait pas difficile. Désormais, lorsque vous penserez à moi, câest «Charles» qui vous viendra à lâesprit, et non pas un grave et pompeux «monsieur de»⦠Maintenant que nous avons réglé ce détail dâimportance, à votre tour. Quel roman me conseillez-vous?
â Manon Lescaut , dit-elle spontanément.
â Expliquez-moi ce qui vous plaît tant dans ce récit?
â Câest une question difficile. Voyez-vous, lâauteur est très habile. Les deux personnages cachent leur véritable
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