Julie et Salaberry
inconfortables.
Il désigna la place libre à côté de lui, une chaise avec un fond tissé de babiche sur laquelle Salaberry se décida enfin à prendre place.
Le général était âgé de cinquante-cinq ans. Cet aristocrate dâorigine polonaise avait fait ses classes dans lâarmée française où sa réputation était demeurée sans tache. Mais avant que la Révolution en France ne tourne au cauchemar, il avait choisi de mettre ses talents et son intelligence au service de lâarmée britannique. Rottenburg avec consigné son expérience militaire dans un ouvrage sur lâentraînement des troupes légères: Regulations for the exercice of riflemen and light infantry 14 . à la manière dâun curé avec son bréviaire, Salaberry avait lu et relu, à maintes reprises, le fameux petit livre qui faisait école.
â Mais en attendant dâapprendre ce que nous veut Sir George, donnez-moi les toutes dernières nouvelles de votre famille, mon cher Gun Powder, dit Rottenburg.
Le général lâavait surnommé ainsi pour illustrer le tempérament volcanique de son aide de camp, et ce dernier avait suffisamment dâhumour pour ne pas sâen offusquer. Il faut dire quâune forte estime liait les deux hommes.
â Dans sa dernière lettre, mon père déclare se porter à merveille, sinon que sa vieille blessure de guerre à une jambe le tourmente, certains jours plus que dâautres. Ma mère a toujours cette faiblesse au cÅur, et la mort de Maurice lâa considérablement affaiblie, mais mon père et mes sÅurs veillent sur elle.
â Et⦠avez-vous des nouvelles de votre autre frère, Chevalier de Salaberry?
â Pas encore, Sir. Mais à lâheure quâil est, je lâimagine à la veille dâarriver en Angleterre, supposa Salaberry, qui anticipait la joie quâil aurait à revoir son cadet. Nous aurons sans doute le bonheur de le voir débarquer à Québec au retour des premiers bateaux.
â Puisque tout va bien à Québec, racontez-moi comment sâest passé votre séjour à Chambly?
â Jâespère un jour vous présenter monsieur de Rouville, répondit avec enthousiasme Salaberry.
Il évoqua le vieux militaire qui avait eu pour lui une affection toute paternelle, mais exempte du flot de recommandations et de conseils que lui prodiguait systématiquement son propre père.
â Il vous plaira, Sir. Saviez-vous quâil a été dix ans dans le régiment du Languedoc? Rappelé en France en 1760, son régiment a été en garnison à Toulon et appelé à combattre Paoli, en Corse.
â Ce même Paoli qui a chassé la famille Bonaparte de leur île natale, les contraignant à vivre à Marseille? Grand dommage! Est-ce à dire que nous devons à votre cousin Rouville ce petit général qui sâest couronné empereur et nous a tous mis dans le pétrin?
Salaberry se mit à rire.
â Je ne crois pas que monsieur de Rouville goûterait votre plaisanterie, il déteste Napoléon Bonaparte autant que nous.
â Parlant de Rouville, nâa-t-il pas une fille en âge de se marier?
â Il sâagit de ma cousine Julie.
â Et⦠comment est-elle?
Avant de répondre, Salaberry hésita. Comment avait-il trouvé Julie? Il y avait presque un mois quâil avait quitté Chambly, et plusieurs fois ses pensées sâétaient tournées vers elle. Mais il ne lui avait pas encore écrit, négligeant en cela sa promesse.
â Câest une demoiselle intéressante, finit-il par dire.
â Câest un peu court comme remarque. Nâest-elle pas jolie ou charmante?
Rottenburg regarda avec bienveillance et amitié son subalterne. Il connaissait la déception amère quâavait laissée son amour irlandais, mais croyait comme tout le monde quâil était grand temps que Salaberry tourne la page et songe à son avenir.
â Salaberry, votre père sâest confié à moi. Oh! Je vois à vos yeux que cette idée vous déplaît, ajouta-t-il en le retenant par le bras. Mais avant de vous rebiffer, écoutez le conseil dâun ami. Voyez. Vous venez de me parler de son père en termes élogieux et mademoiselle de Rouville représente un beau parti, une alliance qui vous sera
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