Julie et Salaberry
Charles refusait de faire face à cette réalité cruelle quâon lui rappelait sans ménagement.
â Mary est prête à me suivre au régiment, peu importe les conditions. Elle me lâa affirmé plus dâune fois, déclara-t-il avec une insolence qui cachait surtout son désespoir.
â Vous nây songez pas, Salaberry? lui répondit froidement le duc. Déjà , vous arrivez difficilement à payer les factures de votre tailleur. Comment pensez-vous faire vivre une épouse? Un jour, vous vous en voudrez de ne pouvoir lui offrir une vie digne dâelle, ajouta-t-il en ignorant le mécontentement qui commençait à envahir le visage de son protégé.
«Le prince me fait la leçon, alors que lui-même vit maritalement avec Madame au vu et au su du monde entier», se dit Salaberry. Son regard furieux sâarrêta sur madame de Saint-Laurent qui, avec lâinstinct dâune mère â même adoptive â connaissant bien ses enfants, devina quâil mourait dâenvie de leur rappeler leur situation. Elle se planta devant lui pour lâempêcher de prononcer des paroles blessantes et malheureuses.
â Reprenez-vous, Charles! intima-t-elle dâune voix ferme en le regardant droit dans les yeux.
Lâautorité de madame Saint-Laurent fit son effet. Il se tut, mais son orgueil refusa de rendre les armes.
â Jâépouserai Mary et personne dâautre! hurla-t-il avant de sortir, ne trouvant rien de plus pour exprimer sa colère, sinon que de faire claquer lâépaisse porte du cabinet.
Malheureusement, Salaberry devait se rendre aux arguments de son protecteur. Impossible dâépouser Mary, ne possédant ni terre ni bien pouvant procurer une rente suffisante qui lui aurait permis de quitter définitivement lâarmée. Il excellait dans le métier des armes, le seul que sa naissance autorisait et, de toute façon, il ne savait rien faire dâautre. Plein de rage, il empoigna une des belles chaises Chippendale qui faisaient partie du mobilier de lâantichambre où son jeune frère lâattendait et lâenvoya se fracasser sur le sol. Une patte se cassa. Alerté par le bruit, le duc sortit du cabinet pour constater les dégâts.
â Savez-vous le prix de cette chaise, Salaberry? Elle vous coûtera une bonne partie de votre solde de cette année, lui jeta-t-il, furieux. Sortez dâici!
â Vous pouvez écrire à votre complice que je ne me marierai jamais, répliqua Salaberry, avant de sâéloigner dâun pas vif en donnant des coups de poing dans le mur.
Ãdouard vit son frère passer devant lui et disparaître au bout du couloir. Autant de désespoir faisait mal à voir. Consterné, le garçon se dit quâil ne pourrait jamais oublier le visage défait de Salaberry. Malgré cela, lâadolescent savait bien que tôt ou tard, son aîné nâaurait dâautre choix que de se rendre à la raison. Chez les Salaberry, pauvres mais de noble race, la voix du devoir demeurerait toujours plus forte que celle de lâamour.
1 . Quâest-il arrivé à ma mère?
2 . Quâavez-vous fait pour la mettre dans un tel état?
3 . Qui êtes-vous? Je ne vous ai encore jamais vu.
4 . Mary, ma chérie, salue ton cousin Salaberry selon les usages de la bonne société.
5 . Je suis heureux de faire votre connaissance.
Première partie
Julie
⦠elle nâavait, pour ainsi dire, personne à aimerâ¦
Jane Austen
Chapitre 1
Julie de Rouville est amoureuse
Julie de Rouville sâétait levée la première. Au manoir, tout le monde, câest-à -dire son père et sa mère, chacun dans ses appartements, dormait encore, à part les domestiques bien entendu. Son frère, Ovide, qui aurait dû vivre avec eux dans la vaste maison en pierre de la famille Rouville à Chambly, demeurait à Montréal. Il ne manquait nullement à Julie, ce frère quâelle nâarrivait pas à aimer, malgré tous ses efforts.
En cette sombre matinée de novembre 1811, installée dans le petit salon du rez-de-chaussée, Julie se résolut à allumer les bougies dâun chandelier avant de reprendre son livre à la page où elle lâavait laissé la veille.
Tous les mouvements de son âme semblaient se réunir dans ses yeux. Elle les
Weitere Kostenlose Bücher