Julie et Salaberry
tenait fixés sur moi. Quelquefois elle ouvrait la bouche, sans avoir la force dâachever quelque mot quâelle commençait. Il lui en échappait néanmoins quelques-uns. Câétaient des marques dâadmiration sur mon amour, des tendres plaintes de son excès, des doutes quâelle pût être assez heureuse de mâavoir inspiré une passion si parfaite [â¦]
Blottie dans un sofa, la jeune fille se passionnait pour lâ Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, un roman découvert récemment dans la bibliothèque de son père, une bouleversante histoire dâamour, écrite au xviii e siècle. Des larmes glissèrent sur les joues de la lectrice à lâénoncé des sentiments du chevalier des Grieux. Comme elle le comprenait! Son mouchoir de batiste à la main, Julie se tamponna les yeux avant de se replonger dans sa lecture. Elle appuyait sans réserve lâamour du chevalier pour la belle, malgré les infidélités de celle-ci. Et même si elle désapprouvait certains agissements scandaleux de Manon, elle ne pouvait sâempêcher dâadmirer son courage, car câétait lâamour même qui dictait ses actes. Et que dire du chevalier des Grieux, pardonnant tout à sa chère Manon et bravant les interdits de la société pour elle? Il lâaimait dâun amour total et véritable. Et absolument identique, croyait Julie, à celui quâelle portait secrètement à René Boileau, le notaire du village.
«Si René me demandait de le suivre au bout du monde, aurais-je la hardiesse de renoncer à tout pour lui?» se demanda-t-elle en relevant la tête. La jeune fille nâavait pas la réponse à cette question, mais elle aurait donné tout ce quâelle possédait pour quâun jour, le ténébreux notaire Boileau ose lui faire cette demande.
Elle lâavait encore vu la veille, se rappela-t-elle, le cÅur battant. Câétait le jour de la Saint-Martin et, comme le voulait une coutume ancienne, son père, seigneur de Rouville et dâune partie de la seigneurie de Chambly, recevait ses censitaires venus chez lui sâacquitter de leurs cens et rentes. Mais, sans doute à cause du mauvais temps, peu de gens sâétaient attardés cette année, comme cela se produisait généralement.
Par contre, les membres de la famille Boileau avaient fait honneur au buffet servi à lâintérieur du manoir. Julie, qui ne connaissait pas la joie dâavoir des sÅurs, appréciait les moments passés avec Emmélie et Sophie Boileau. Elles avaient toutes reçu la même éducation, celle qui conduisait les filles de bonne famille au couvent où elles apprenaient lâhistoire, la géographie, le dessin, la musique et tous les arts féminins. Ãvidemment, les demoiselles Boileau nâappartenaient pas à la noblesse, mais jouissaient dâune aisance considérable, et cette égalité de fortune permettait aux deux familles de se fréquenter. Et il y avait René, leur frère de trente-trois ans qui exerçait les fonctions de notaire à Chambly, que Julie aimait en silence.
Hier, René avait été très aimable avec elle. Lâavait-il été un peu plus quâà lâhabitude, en composant pour elle une assiette au buffet, se rappelant les mets quâelle préférait? Câétait un de ces moments quâelle chérissait, celui où René venait sâasseoir près dâelle. Elle se plaisait à observer son beau profil, rêvant de plonger ses doigts dans lâabondante chevelure brune coupée court. Alors, elle ressentait un tel bien-être quâil lui semblait impossible de connaître cette merveilleuse sensation auprès dâun autre. Et lorsquâil se retournait pour lui dire ne fût-ce quâune banalité, elle frémissait dâune joie irraisonnée.
Julie soupesait chaque geste du notaire Boileau à son égard. Elle-même recherchait discrètement sa compagnie, sans jamais avoir révélé à quiconque les sentiments quâelle éprouvait. Pas même à Emmélie, celle des deux sÅurs qui lui inspirait une confiance totale. Mais Julie nâavait pas lâhabitude de se confier, murée depuis lâenfance dans une solitude dont elle nâétait jamais vraiment sortie. «Un
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